NORMAN SPINRAD « QUARANTAINE »


Enregistrement : 16/04/2020


Écrite en 2010, inédite en France et ici traduite pour la première fois, cette nouvelle de Norman Spinrad, aux échos désormais trop familiers, ne fut publiée qu’une fois aux États-Unis dans la revue à faible tirage d’une petite maison d’édition. Et à sa lecture, vous comprendrez aisément pourquoi !

Auteur d’une trentaine de romans qui oscillent, pour la plupart, entre la science-fiction pure et dure et la littérature d’anticipation, Norman Spinrad fait partie des saints patrons de La Spirale. Depuis 1966 et la publication de son premier roman, Les Solariens, ce natif du Bronx a su traverser avec talent les décennies, sans perdre un instant de son regard affuté sur le monde qui l’entoure, ou anticiper celui qui vient.

Prouesse que l’on retrouve dans cette nouvelle, Quarantaine, que nous diffusons avec joie, et surtout à la demande de Norman Spinrad lui-même.


Traduit de l’américain par Ira Benfatto.

Portrait de Norman Spinrad réalisé par Yves Tennevin, aux Utopiales 2015. Remerciements à Éric « Ranx Erox » Francoiseau et Laurent Courau.



QUARANTAINE
Une nouvelle de Norman Spinrad

« Si ce n'était pas le meilleur, au moins ce n'était pas le pire des temps », ou quelque chose comme ça. Ainsi commence Le Conte de Deux Cités, et il semblerait que celui qui suit ne sera que le conte d'une.

À la veille de la quarantaine, l'île de Manhattan incarnait le cœur, l'âme et le portefeuille de New York, dans la mesure où New-York pouvait se targuer d’avoir les trois : Wall Street, Greenwich Village, Broadway et 42nd Street, et tout le bataclan. Si vous avez vu ne serait-ce qu’un film, une émission de télévision ou une publicité figurant New York, la Big Apple était Manhattan, et certainement pas ce que certains touristes californiens doivent avoir surnommé les « Outer Boroughs », l'équivalent mental d'Anaheim ou d'Eagle Rock pour le malfrat d'Hollywood.

Pas que j’appartenais à la pègre d'Hollywood, bien que mon bureau de vente se situait au septième étage de l'une de ces tours de verre sans charme à l'extrémité commerciale du Sunset Strip. Mon entreprise était parfaitement légale, sinon suffisamment imparfaitement légale pour éviter d’attirer l'attention non désirable du gouvernement, et étrangère au show business malgré le nom glamour du parc immobilier.

On pourrait dire que j'étais un fermacien [1], issu d’une branche d’éleveurs de moutons, qui se frayait son chemin dans la ville des Sunlights. Traitez-moi de pèquenot naïf ou d’entrepreneur louche et je ne vous collerai pas une droite, mais qualifiez-moi de terroriste et je vous briserai la rotule. Pour ces jockeys de chameaux enturbannés, ou qui qu’ils soient, je n’ai été qu’un pion dans leur jeu.

Rien de plus. Un intermédiaire, un modeste rouage de la machinerie qui fait tourner toute économie et permet aux fermaciens de nourrir leurs moutons et leurs porcs. J'avais grandi dans le Pays Fermaceutique [2], à l’est de la chaîne côtière californienne et au nord de la vallée centrale, entre elle et les Sierras.

Mes parents étaient de la troisième génération, fermaciens de seconde génération, très éloignés de leurs ancêtres hippies, et la vallée centrale ne ressemblait en rien au pays du cannabis de Mendicino ou à l’artistico-intello Big Sur. Mais à moins de descendre au niveau moléculaire, le Pays Fermaceutique ne paraissait en rien différent de ce qu'il avait toujours été.

Il s'agissait pourtant bien de la Silicon Valley biomoléculaire. Mes vieux n'étaient rien de plus que des bergers, vraiment, propriétaires d'un troupeau dont le lait produisait les molécules souhaitées, après leur insertion dans le génome des bêtes. Commandées par les clients des laboratoires fermaceutiques, ces molécules étaient revendues accompagnées de leurs licences pharmaceutiques ou bien sans, moyennant un paiement supplémentaire substantiel en liquide à des trafiquants de gènes.

J'ai donc grandi dans le milieu du Pays Fermaceutique et j'en savais assez pour savoir que je ne voulais pas faire ça, que je ne voulais pas passer le reste de ma vie à sentir la merde de mouton, et ce bien avant d’avoir fui le lycée. Et j'avais à peu près autant de talent pour la synthèse de gènes que pour la physique quantique, à savoir aucun. Je n’avais pas plus d’intérêt pour leur apprentissage, puisque j’étais bien placé pour savoir que ces gars-là passaient leurs journées péniblement penchés sur des nanoscopes et biosynthétiseurs, s’éclatant à peu près autant qu’une bande de comptables.

Mais il y avait une place à se faire dans les affaires fermaceutiques, et avoir grandi au Pays Fermaceutique m’avait mis le pied à l’étrier. Les trafiquants de gènes en tant qu’individus, comme les présidents de la version corporative légale, n'avaient pas exactement le type requis pour interagir correctement avec les sociétés pharmaceutiques et les seigneurs de la drogue commandant leurs produits. Et les fermaciens qui plantaient et récoltaient les molécules de leurs moutons et de leurs porcs n'étaient pas le genre de personnes capables, ou désireuses, de négocier leurs propres contrats.

Mon rôle fut tout trouvé. C’est à cela que servent les intermédiaires. Les clients aux chéquiers me donnent les spécifications souhaitées, je confie la tâche [3], de les transformer en gènes insérables à un laboratoire ou à un trafiquant, et je négocie l'affaire avec les éleveurs de moutons, moyennant au passage quelques pourcentages pas trop déraisonnables. Vous n'avez pas à vous torturer le cerveau avec les détails scientifiques ou à gérer les moutons malodorants.

Un travail de bureau bien propre, dans un bureau bien propre, dans une entreprise bien propre.

Bon d'accord, pas toujours vraiment propre, mais quel business l’est vraiment ? Les banques d'investissement ? L’immobilier ? La comptabilité ?

À d’autres !

Dans le monde réel, le client a toujours raison, tant que les chèques ne sont pas en bois et tant que, personnellement, on ne vous oblige pas à commettre un acte que vous savez illégal. Surtout lorsque vous travaillez dans un marché de niche, où vos seuls clients se limitent à des sociétés pharmaceutiques dont les calculettes humaines expliquent qu'il revient moins cher de déléguer [3], la synthèse et la production, plutôt que de s’en charger soi-même. Les fournisseurs de drogues récréatives, dirons-nous, et les malades mentaux intégrés pensent qu'ils peuvent commander le remède à toutes leurs afflictions et vivre éternellement.

Vous ne réussirez jamais en tant qu'intermédiaire en posant des questions dont vous ne voulez pas entendre les réponses, ou en tournant le dos à de juteux contrats qui ont peut-être une petite odeur de con mal lavé.

Le feriez-vous ?

Oh non, vous ne le feriez pas!

Le client présente le stéréotype du surfeur blond, dans un costume bien taillé que je ne pourrais jamais me payer, ou c'est l'image qu'il voudrait donner, mais derrière cette apparence redoutable se cache le visage du petit nerd timide qui se faisait envoyer du sable à la gueule à Malibu, et sous sa carapace de hipster bat le cœur d'un geek.

Quand je le recherche sur Google, il apparait comme chef du développement technique dans une entreprise de la Silicon Valley appelée Cyborg Services Incorporated, qui contracte avec les entrepreneurs de la défense des systèmes de contrôle des armements de barbouze, que je ne veux même pas essayer de comprendre. Son solde bancaire actuel est plus élevé que sa position ne semble le justifier, mais quand je creuse plus profondément, je vois que c’est récent et que ça cache une vague histoire de meurtre dans un casino indien, avant lequel le solde correspondait bien à ce qu’il aurait du être.

Quand il me dit ce qu'il veut, c'est juste de la merde.

Parce que c'est ce qu'il veut.

« Je veux un virus qui te donne la diarrhée, mec, me dit-il,

— Tu veux quoi ?

— Je veux dire, à eux, pas à toi!

— Eux, qui ?

— Ces enfoirés du CSI qui ont volé mes brevets!

— Votre entreprise a volé vos brevets ?

— Leurs avocats l'ont fait! Il faudrait avoir un microscope électronique pour lire les petits caractères en bas de page. »

Un triste récit, mais une histoire déjà entendue mille fois dans la Silicon Valley, et pas vraiment une exclusivité au Pays Fermaceutique non plus.

« Je veux que cela se propage dans l’air ambiant, me dit-il, avec une période d'incubation aussi courte que possible. Je veux pouvoir le balancer dans le système de climatisation et infecter tout le putain de bâtiment à la fois, en mode maladie du légionnaire. Je veux qu'ils se battent tous pour les cabines des chiottes en même temps. Ils sont tellement radins qu'il n'y en a qu'une par étage! »

Je ne peux que rire, pas vous ?

Je plaisante : « Vous m’enverrez la vidéo ?

— Vous l’envoyer ! Je vais la mettre sur YouTube, oui!

— Cela me semble difficile, mais peut-être faisable », lui dis-je.

Juste un argumentaire de vente. Même moi, je savais qu’il ne suffisait que de prélever une séquence de bactérie de la dysenterie, ou quelque chose comme ça, et de la déposer dans le bon génome de virus. C’était de la tarte. Je n'aurai probablement même pas besoin de la synthétiser à partir de rien, raison pour laquelle je dirai aux trafiquants de gènes n’avoir obtenu qu’une offre basse pour le contrat, des trafiquants illégaux bien sûr vu la nature des effets désirés.

« Euh, combien de temps l'effet est-il censé durer ? Une séquence de minuterie d'autodestruction va vous coûter un peu plus cher. »

Mais payer pour ces fioritures ne l’intéresse pas.

« Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? me dit-il, Laissez-les chier dans leurs frocs jusqu'à ce que leurs anus en tombent ! »

D'accord, donc rétrospectivement, j'aurais peut-être dû ressentir dans les tripes ce petit pincement de remise en question morale, mais le petit comique en moi pourrait avoir obscurci ma conscience, à moins que ça ne soit l'argent. Après tout, ce type n’avait aucune idée de ce que le trafic impliquait et je savais exactement combien je pouvais me mettre dans les poches.

D'un autre côté, vous pourriez dire que je l’ai eue cette poussée de conscience. J’avais là la plus belle affaire que j'aie jamais faite, alors je me suis dit bordel, tu peux te permettre d'être un chic type et de payer pour la minuterie d’autodestruction toi-même, pas vrai ?

Une fois que j'ai fini de surgonfler le prix du virus, il m'a tendu une autre carotte qu’il a retirée quand je lui ai demandé combien de ce truc il voulait que les moutons produisent, pensant que je pourrais peut-être refiler l’affaire à mes propres parents et leur faire tâter de ma bonne fortune.

« Tout ce dont j'ai besoin, c'est d'un seul échantillon de bombe aérosol que je peux balancer dans le système de climatisation en passant la porte », me dit-il.

Mon estomac s’est noué. C'est une rupture d’accord pour moi. Je fais mon beurre avec les commissions sur la production en continu.

« Je fais pas les contrats à trois balles dans le genre, lui dis-je.

— Pourriez-vous le faire ?

— Eh bien oui, mais…

— Combien demanderiez-vous pour une production de deux ans à dix mille doses par an ? »

Je le lui ai dit. C'était beaucoup d’argent. Plus que cela ne devrait vraiment coûter. Mais seulement quelques milliers de moins que ce qu’il avait en banque à ma connaissance.

« Marché conclu, je paierai le tout juste pour l'échantillon. Nous ne voulons pas donner la courante à plus d'un bâtiment d’enfoirés de voleurs, n'est-ce pas ? C'est juste une blague, on est bien d’accord ?

— Eh bien, formulé comme ça, vous m'avez convaincu ... »
                                                            
*

Qu'est ce que j’en ai à foutre ! Tu travailles avec le CSI et t’as les barbouzes et autres fournisseurs de la Défense qui font appel à ton génie, tu t’habitues à ces choses-là. Ne posez pas de question, parce que vous n’aurez pas de réponse, et si vous persistez, ça pourrait nous énerver, et les affaires du CSI en pâtiraient, ce qui ne serait pas souhaitable si vous voulez conserver votre position.

Le CSI a volé mes brevets ?

Quelle bonne blague!

Quiconque travaillait dans le pays du Cyber-Contrôle savait qu'il n'y avait jamais de brevets à voler, car ce que nous avions si brillamment inventé constituait un travail commissionné par le gouvernement, qui disparaissait toujours dans les méandres de la classification « secret défense ».

Mais c'était le script qui m'avait été remis, et je suppose qu'ils avaient raison, quels qu'ils soient, il était assez bien tourné pour faire saliver n’importe quel homme d'affaires du Pays Fermaceutique à la perspective d’un deal à s’en mettre plein les fouilles en mode gangster et ce, sans qu’il pose de question embarrassante.

Non pas que je ne m’en sois pas mis plein les fouilles en mode gangster, non pas que j'allais remettre en question ce que j’avais fait ou pourquoi je l’avais fait. C'était l'une de ces offres que l’on ne questionne pas et qu’il serait vraiment contre-productif de refuser.

Une connerie ambiance roman d’espionnage.

Je rencontre une femme dans un casino qui me tend un sac de jetons d’une valeur d'un demi-million de dollars. Mes instructions : les échanger contre de l'argent à la sortie, les déposer sur mon compte en banque et avec, acheter le virus décrit dans les spécifications du génome qu'elle m’a remis.

« Hé, pt’it cul, attends une seconde, et ma part dans tout ça ?

— N'ayez crainte, me dit-elle, une fois que vous nous aurez remis le kit viral, une demi-barre apparaîtra sur votre compte bancaire, elle aussi comme gain au jeu. Vous les empochez, et rien de tout cela ne se sera jamais produit. »

Clairement, je n'avais aucun intérêt à me demander si une telle offre pouvait se refuser, parce que je ne voulais certainement pas la refuser. Un demi-million de dollars ! Qui voudrait refuser ce cadeau tombé du ciel ? Qui étais-je pour demander à mon bienfaiteur anonyme pourquoi il ou elle voulait un virus qui causait la diarrhée ?

J’en savais assez pour me dire que si ce n’était pas classé secret défense, ce devrait l’être. Avais-je vraiment envie de savoir ? Pouvait-ce être vraiment pire que ces incessantes mauvaises blagues scatos qui me venaient en tête même en essayant de ne pas y penser ?

*

On reçoit d’étranges commandes dans cette branche de l’écriture de gènes, que les prestataires sous licence du gouvernement se plaisent à appeler le trafic de gènes illégal. Je veux dire, ils travaillent le côté haut de gamme et nous le côté licencieux, donc à quoi vous attendiez-vous ?

Ainsi, ce que l’on nommera plus tard le Big D ne ressemblait qu’à une commande de plus, et je n'allais pas avoir affaire à l’habituelle petite frappe des barons de la drogue qui pouvait vous descendre si ça tournait mal ou vous niquer sur le paiement si ce n’était pas le cas. Cette commande venait d'un agent légitime et légal.

Il se pensait techniquement compétent, mais n'était vraiment pas à la pointe, et le travail restait bien plus facile qu'il ne le pensait, donc j’ai fait une bonne marge sur le prix.

On ne le dit pas aux intermédiaires, mais ceux qui comme nous opèrent dans cette branche du métier ont tous une bibliothèque de génomes de virus en cassettes, que nous nous échangeons entre nous. Un châssis nu pour ainsi dire, sur lequel nous pouvons simplement accrocher des séquences pour produire la molécule commandée. Des séquences de propagation ambiante que nous avons déjà obtenues de génomes militaires piratés, et dont les militaires n'oseraient pas même admettre l’existence, et des minuteries d'autodestruction, élaborées il y a longtemps pour les seigneurs de la drogue qui ne veulent pas que des cycles de reproduction illimités dévalorisent leur marchandise, en générant le petit extra « cadeau » à l’infini. Les trois premières semaines sont gratuites, mec, puis...

Donc la seule pirouette artistique vraiment requise se réduisait à la séquence de la diarrhée. Imaginer la raison d’une telle demande n’était pas difficile, et puis eh, il y avait une séquence de coupure de deux semaines dans les spécifications, n'était-ce pas, donc ce n'est pas pire que si j'écrivais une dose de deux semaines de tourista, et qui, à part un ange, n'avait jamais souhaité ça à quelqu’un, et quand bien même...

La dysenterie fut naturellement la première chose qui me vint en tête, mais cela s’apparente plus à un symptôme qu’à une simple maladie, causé par des clades entiers d'organismes parfois aussi complexes que les amibes, avec des cascades de causes à effets qui ont tendance à devenir inélégamment complexes.

Mais je n'ai pas eu à faire de véritable recherche pour trouver le choléra. Endémique dans les environs du Tiers-Monde, où il peut même être mortel s'il n'est pas traité, mais facilement traitable avec des perfusions de fluides médicaux dans le monde développé. Et son intérêt réside dans l’absence de réactions en cascade compliquées.

La bactérie du choléra produit une molécule toxique appelée CTX, ou simplement « toxine cholérique », qui s’attaque directement aux intestins et provoque l'effet. No problemo ! Prenez le génome du choléra, coupez simplement la séquence qui code la production de toxine, écrivez-la dans le génome de votre virus en cassette et passez-la dans votre synthétiseur d'ADN. Un gamin de primaire pourrait le faire en un après-midi, et compte tenu de la nature de certains écoliers, je ne serais pas plus surpris si certains d'entre eux l'avaient fait.

Cela m’a pris à peu près autant de temps pour le dire que pour le faire, mais bien sûr, ne le dites jamais au client. Nous ne facturons pas à l'heure, mais ça paye toujours de s’assoir sur le produit quelques semaines en s’égosillant et gémissant sur la difficulté d’exécution d’une telle commande. Afin d’en justifier le prix.

Comme le font les scénaristes expérimentés avant de remettre leurs scripts, pourtant finis il y a quelques semaines, à leurs producteurs. Ou du moins, c’est ce que l’on m'a donné à comprendre.

*

Ils n'ont jamais arrêté la personne qui a livré le paquet à New York, qui que ce fut, ou découvert la cause pour laquelle cet acte de terrorisme fut perpétré. Non pas faute de suspects, mais au contraire parce que le mérite de cet outrage scandaleux, si on peut le formuler ainsi, a été revendiqué par chacun d'entre eux.

Dans le grand cirque du terrorisme, il représentait le tour de force ultime que toute race, idéologie, croyance ou secte religieuse barrée, petites ou grandes, voulait se vanter d'avoir jeté à la face de leur Grand Satan respectif.

Il ne s’agissait même pas d’une mission suicide, juste d’un voyage gratuit à la Big Apple pour je-ne-sais-qui de je-ne-sais-où, qui n'aura eu qu'à propager quelques heures le virus Big D dans Manhattan avec une sorte de bombe aérosol, et à se barrer avant que la suite ne se produise. Il le contracterait aussi, mais se serait cassé bien avant que le mur de quarantaine ne se monte.

Moi, je n'ai pas eu cette chance. En fait, la chance m’a tellement manqué que je me pose encore des questions sur des trucs comme la rétribution karmique, ou quand c’est vraiment devenu moche sur, euh, la punition cosmique pour mon, arh, péché.

Bon ok, après six mois passés dans la zone de quarantaine, force est d'admettre que fournir le virus Big D pour une supposée mauvaise farce de geek s’apparentait probablement un peu à une cupide et consciente naïveté, mais bon, ma recherche sur Google ne m'avait-t-elle pas plus ou moins confirmé l’histoire à dormir debout qu'il m'avait raconté ?

Personne ne m’a jamais épinglé, le client qui l’a commandé non plus, et personne ne le fera jamais, parce que je suis le seul à pouvoir le balancer et si je parle, je me crame aussi.

Non pas que je ne me blâme pas moi-même, en privé, pour avoir innocemment contribué à mettre Manhattan à genoux, le pantalon baissé.

Quand j'y pense, et comment ne pas y penser, il y eut une partie de moi, la petite voix de ma bonne conscience qui semblait avoir outrepassé l’autre, temporairement, et qui m'a dit de couvrir mon pari rétrospectivement immoral en payant pour la séquence d'autodestruction de deux semaines avec une partie de mon argent somptueux et facilement gagné.

Sauver mon propre cul et les culs douloureux de tous les survivants de la quarantaine de Manhattan en faisant involontairement une petite action pour le bien commun, juste au cas où. Comme cela s'est avéré.

Ou, comme la justice cosmique ou le juge Doody pourraient l'avoir dit : que la punition soit proportionnelle au crime, avec un peu de conditionnelle pour bonne conduite morale. Peut-être qu’il n’y a pas de justice dans ce monde si ce n’est celle que vous faites, mais cela ne signifie pas que vous la faites consciemment à ce moment-là, ni que vous allez aimer ça.

Par exemple, était-ce le hasard, le destin, le karma, ou la non-rétribution divine qui voulait que je sois à Manhattan juste quand le Big D a frappé ?

Cela semblait être une bonne idée à l'époque et même à présent, je peux presque me convaincre que je ne jouais que de malchance. Définir la chance et la malchance demeure probablement l'une des cinq questions existentielles qui restent sans réponse.

Je n'étais qu'un autre abruti de touriste, rien de plus. Je m'étais fait un bon gros coup facile, et il me semblait que j'avais mérité et que je pouvais me permettre de me payer des petites vacances. Je n'avais jamais été à la Big Apple, bien que comme toute personne de cette partie connue de l'univers, j'en avais vu presque autant à la télévision et au cinéma que de Los Angeles. Et je m’étais convaincu que le vrai New York n’aurait rien à voir avec sa version Disney, pas plus que Los Angeles que je connaissais dans le monde réel.

Alors, quand j'ai vu une annonce pour un forfait de trois jours, billets d'avion inclus, avec chambre individuelle dans le fabuleux Grand Hyatt sur la 42e rue et une poignée de coupons de réduction pour les restaurants à la mode et les services de call-girls de luxe, j'ai décidé de placer une partie de mes gains sur un premier séjour à la Big Apple. Moins cher et plus sûr que de tenter à nouveau la stupidité ensorcelante des tables de Vegas et probablement beaucoup plus divertissant que les spectacles de casino.

Le Grand Hyatt s’élevait effectivement sur la fabuleuse 42e rue, mais sur la 42e rue Est, juste au-dessus de la gare Grand Central, un immense métro souterrain et une plaque tournante ferroviaire. Vous n'en entendiez rien dans votre chambre, rien à redire, mais les allées et venues continuelles des taxis, autobus, voitures et lignes de banlieue qui obstruent ce tronçon de la 42e rue allait l'empêcher d'être plus fabuleux que quoi que ce soit jouxtant n’importe quelle grande gare de n’importe quel centre-ville.

Donc, après m'être enregistré, avoir déballé mes affaires et pris un verre au bar, j'ai décidé de marcher vers l'ouest sur la 42e rue jusqu'à Times Square, qui, d'après ce que j'avais vu à la télévision ressemblait aux images cathodiques du centre-ville de Tokyo : un bordel de panneaux en guise d’ architecture, d'énormes enseignes au néon et d’écrans vidéo géants ; un canyon de néons, de panneaux d'affichage animés géants et de bâtiments dignes des couvertures de magazines de SF. Le pivot de Broadway et de la 42e rue, le centre névralgique où s’entremêlaient show business et publicité à l'échelle de Godzilla.

Je ne peux pas dire que j'ai été déçu par cette débauche architecturale à la « Vegas sur la rivière Hudson », mais je ne peux pas non plus nier que j'ai été dépité par la manne de touristes qu'elle attire, bloquant les trottoirs, se bousculant et bêlant comme des troupeaux de moutons en pleine confusion aux intersections, à côté desquels les lieux « familiaux » de Las Vegas ressemblent aux ruelles calmes de Tijuana. Le type de touristes que vous trouveriez dans les centres commerciaux autour d'Anaheim Disneyland ou de la banlieue d'Orlando.

Il fut un temps où Broadway et 42nd Street avaient une réputation luxuriante pour ses prostituées, ses boites de culs et ses shows érotiques attrayants. Je n'étais pas le total péquenot du Pays Fermaceutique qui s'attend à ce que le classé-X soit toujours là, mais j'avais espéré que le business touristique aurait fait honneur à la mémoire des lieux avec, a minima, une atmosphère bon enfant « interdite au moins de 17 ans ».

Mais en lieu et place, vous aviez maman, papa et leurs mioches de Pasadena, des étudiants bourrés en shorts Bermuda et T-shirts pas drôles, des rednecks aux yeux écarquillés venus d’Inde et de l'Indiana, des leggings en élasthanne roses et verts tendus sur des culs démesurés, des casquettes de baseball aux couleurs d’équipes qui n’existaient pas. Des hordes de rats de centres commerciaux dans un monde de centre commercial géant en plein air, des chaines de restauration rapide remplaçant les bons vieux diners et les saloons mal famés, des stands de souvenirs et des palaces pour articles de sport à la gloire des Yankees et des Mets remplaçant les magasins d’imitations de Frederics of Hollywood et Victoria's Secret, des cinémas ayant troqué leur XXX par une « supervision parentale conseillée ».

La version Disney, comédies musicales comprises, produite par les mêmes qui dictent la Glorieuse Culture Blanche Dominante [4], pour le commerce touristique du péquin moyen.

Et qu'étais-je sinon un touriste de plus pour traîner dans ces sites, en me demandant pourquoi tout aux États-Unis d’Amérique commençait à s’uniformiser d’un bout à l’autre du pays, vitrines mises à part ? Les mêmes faux restaurants ethniques de chaînes de restauration rapide haut de gamme ont fait leur apparition comme authentiques, les mêmes grands magasins, les mêmes chaînes de pharmacies, les mêmes foules de gens génériques.

Je vous l’accorde, peut-être que mon aigreur, alors que je me tenais là désillusionné par la réalité d'un Times Square qui ne ressemblait en rien à son utopique chimère fantastique, pouvait avoir été influencée par la sensation croissante que je devais chier.

Et à peine l'avais-je réalisé que la situation s’est muée en urgence, comme après avoir mangé un taco de stand de rue crasseuse de Mexico et que ça vous prend d’un coup.

Avais-je le temps de rentrer à l'hôtel ? Cela semblait de moins en moins probable. Je peux trouver des toilettes publiques sur la 42e rue ou payer pour les chiottes d’un bar ? Cela paraissait plutôt facile et même la seule chose logique à faire si on omet que, bien qu’étant de ces gars qui n'ont aucun problème avec les urinoirs bondés, jamais de ma vie je ne m'étais assis derrière une porte de cabinets pour lâcher une charge, ou n’avais même imaginé qu’un jour je pourrais me résoudre à le faire.

D'un autre côté, je ne m’étais jamais chié dessus debout, non plus, encore moins bousculé par la horde des touristes de Times Square. Si mes choix se réduisaient à l’un ou l’autre, je n'allais pas tergiverser longtemps.

J'ai donc couru avec la courante vers le Grand Hyatt en espérant, de façon tout à fait irréaliste, que je pourrais tenir jusqu'à ce que j'arrive dans ma chambre. Tout en essayant, de manière plus réaliste et de plus en plus frénétique, de trouver un refuge moins privé en cours de route.

J’ai à peine remarqué que je n’étais pas le seul dans ma détresse, tout en jouant des coudes à travers une foule de gens à la mine embarrassée, et détournant le regard de tous ceux qui avaient déjà perdu le contrôle, de plus en plus nombreux. Des enfants hurlants et des sacs à bière jurant, de vieux couples cherchant des trous dans lesquels se planquer, des hommes et des femmes appuyés contre des lampadaires, retenant leurs tripes les bras serrés, et même des flics qui pétaient manifestement les plombs.

Jusqu'à ce que je réalise que mes chances de m’assurer un quelconque siège de toilette étaient nulles et non-avenues. De semblables spécimens humains diarrhéiques se bousculaient, se poussaient et se frappaient les uns les autres, comme une foule aux heures de pointe, essayant désespérément de se frayer un passage par la porte de tout établissement qui semblait avoir des chiottes.

Et cela m’aurait bien avancé de me battre pour entrer dans l'un de ces bars ou restaurants, puisqu’en regardant par les fenêtres, tout ce que vous pouviez voir, c’était des hordes frénétiques se dépêtrant dans la cohue pour s’écraser à l'arrière-salle où se trouvent les toilettes et marteler aux portes.Et puis, au croisement de la 42e et de Madison, à la vue tant attendue du Hyatt, je me suis retrouvé coincé à un feu encombré de véhicules dont les occupants infectés envahissaient le trottoir. Arrêté dans ma lancée, coincé dans l’air stagnant, j'ai aspiré une bouffée de la puanteur qui se répandait comme la pire boule puante jamais lâchée en classe, et ce fut radical, je n’ai plus pu me retenir d'apporter ma contribution à la pestilence fécale.

Et j'ai fini par me faufiler furtivement dans le hall de l'hôtel, à travers une flopée de victimes geignantes et odorantes jusqu’à ma chambre, où j'ai juste eu le temps de me déshabiller et de me doucher, avant de me jeter sur la porcelaine froide du mange-merde.

*

Entre les allers-retours aux toilettes, la nourriture et les boissons du service d'étage qui arrivaient de plus en plus tard et passaient à travers moi comme un pet sur une toile cirée, je n'ai même pas pensé à allumer la télévision lors de ma nuit blanche ou avant que la matinée ne soit déjà bien entamée. J'étais trop malade pour penser à quoi que ce soit, jusqu'à mon appel désespéré à l'intendance pour obtenir plus de papier toilette, accueilli par un grognement grossier et distrait, puisque chaque chambre de l'hôtel hurlait la même supplication, et que le personnel lui-même n'était pas en état de s'éloigner suffisamment de ses propres toilettes pour le fournir.

Puis la maladie a atteint mon cerveau, et à travers lui ma conscience. J’ai réalisé dans ma torture dysentérique que la moitié des gens que j'avais croisés dans la rue étaient atteints, comme ceux de l'hôtel, et il m’est apparu statistiquement improbable que la contamination simultanée d’un tel nombre ne soit pas liée au virus que j'avais procuré à ce type qui prétendait ne vouloir l'utiliser que sur ses patrons.

Que la punition soit proportionnelle au crime ?

Ma punition était le crime.

J'ai allumé la télévision pour juger de la gravité des faits.

J'avais en quelque sorte espéré ricanements et blagues scatologiques, mais s’ils en avaient ri ce n’était plus le cas. Ce qui avait été mignonnement appelé le Big D, après qu'un enfant l’ait qualifié en anglais de « Big Doody » (ou Gros Caca) dans un micro resté ouvert, se propageait à présent dans tout le centre de Manhattan, les deux principaux foyers de Herald Square et Times Square ayant fusionné au fur et à mesure que le Big D gagnait du terrain au nord à travers Central Park et au sud vers le Village, Tribeca, puis Wall Street.

La sécurité intérieure avait fermé tous les ponts et les tunnels de l'île de Manhattan jusqu'à nouvel ordre, et le Center for Disease Control (CDC) [5] assurait au reste de la ville que cette quarantaine contiendrait l’épidémie, quelle qu’elle soit. C'était la ligne officielle. Mais les commentateurs n'y prêtaient guère attention.

La plupart des reportages la qualifiaient d'attaque terroriste.

Et ce devait être le cas. D'une manière ou d'une autre, le virus que j'avais donné à ce cybergeek pour se venger de ses patrons était tombé entre les mains de terroristes.
Bon d’accord, il était plus probable que j’étais celui qui était tombé entre les mains de terroristes et ce, depuis le début. La cupidité assombrissant mon esprit à tel point qu'à aucun moment je n’avais pensé que je me faisais manipuler, pas plus que je n’avais remis en question le conte de fée que j’étais trop ravi de gober.

Quoi qu'il en soit, je ne pouvais rien y faire à présent, sinon m'asseoir sur la cuvette et gémir. Je ne pouvais pas aller voir les flics. Je me ferais juste arrêter. Et quand bien même, qu’est-ce que je pourrais leur dire qui aiderait à la situation ?

En revanche, je pourrais faire savoir au public que leur tourment intestinal et le mien seraient fini deux semaines après exposition, en supposant qu'ils survivent aussi longtemps. Je pourrais même m'en attribuer le mérite. Je devrais probablement convaincre quelqu’un. Mais pour ce faire, je devrais m'incriminer. Si je racontais la vérité, qui croirait que je n'étais un con trop crédule, plutôt qu'un terroriste ? La colère de la justice et la rage du public s’abattraient sur moi. Méchamment.

Pourtant, si je pouvais envoyer un courriel au CDC pour lui dire que l'épidémie serait terminée dans deux semaines, peut-être pourraient-ils éviter que ça dégénère en panique totale...

Pas de l'hôtel, mais en anonyme du cybercafé le plus proche, et c'était mon devoir moral d'y traîner mon cul douloureux et en sang. Ils disaient à tous ceux maintenant pris au piège à Manhattan de rester hydratés. Comment qui que ce soit pouvait y arriver en étant coincé sur le trône, je ne le sais pas, mais cela avait été facile pour moi, parce que je pouvais atteindre le robinet du lavabo sans me lever.

Mais tout ce que j'ai bu est ressorti direct. À des intervalles imprévisibles. Les médecins-sorciers de la télévision proclamaient que c'était ainsi que la dysenterie, le choléra et la diarrhée en général devenaient létaux dans les pays du tiers monde : vous vous déshydratiez, vous intoxiquiez vos reins, ou même saigniez à mort par le trou du cul. Dans les pays plus avancés, vous pouviez vous en sortir en vous rendant dans un hôpital pour une réhydratation par intraveineuse.

Bonne chance aux masses en quarantaine de Manhattan !

Bonne chance à moi, héros que je suis, ou plutôt coupable honteux (ce qui serait plus proche de la vérité), qui devais me rendre dans un cybercafé, et ce, même si je devais me vider de façon incontrôlable par le rectum.

J’ai tenu jusqu’au hall, les sous-vêtements secs, et je suis sorti sur 42nd Street, où je me suis déshonoré en public pour la première fois.

Personne n'a remarqué.

La circulation était bloquée au point mort, car aucune des personnes prises dans les voitures, les bus ou les taxis n’était en état de conduire. Une multitude de touristes et de banlieusards qui ne pouvaient pas rentrer chez eux étaient accroupis à même le trottoir, serrant leurs tripes douloureuses, gémissant, grognant, s’essuyant désespérément le cul avec le bas de leurs t-shirts et des sous-vêtements, maudissant les dieux s’il en est.

Les rues étaient pratiquement inondées de matières fécales et de liquides vaguement brunâtres, la puanteur m'a donné des hauts de coeur et j'aurais été loin d'être le seul à vomir mes tripes, s'il nous était resté quoi que ce soit à vomir.

Mon pantalon était trempé avant que je traverse les trois pâtés de maisons jusqu'au cybercafé le plus proche, mais je ne prêtais plus aucune attention au niveau de déficience de ma plomberie. En effet, il y avait un certain soulagement à s'abandonner à la liberté d'un chameau dans le désert ou d’un cheval dans Central Park...

*

Le maire de New York gueulait sur Washington depuis les toilettes de sa résidence officielle, Washington nous gueulait de trouver un antidote avant-hier, et aussi sûrement que le symptôme nauséabond était connu pour toujours couler de haut en bas, les costumes cravates au-dessus de moi au Center for Disease Control gueulaient sur le chef de l'équipe de recherche que j’étais pour trouver le miracle illico presto ou sinon…

Mais mon équipe de garçons et filles en blouses blanches faisaient déjà leur excellent travail habituel. Des volontaires en combinaisons de protection hermétiques n'ont eu aucun mal à obtenir des échantillons. Les tas et flaques d'excréments contenant le virus D gisaient partout. Nous avions déjà séquencé le génome et savions à quoi nous faisions face.

Pour ce que ça nous a servi !

Il n’y aurait aucune pilule d’antidote magique à cela.

Le noyau était un simple virus en cassette sur le génome duquel vous pouviez accrocher la séquence de n'importe quelle molécule. Nous-mêmes les utilisons pour des vaccins de virus inactifs, tout comme les compagnies pharmaceutiques commerciales, n’importe qui dans la partie en connaissait les spécifications. À toutes fins pratiques, c'était du domaine public.

Mais cette chose avait été diaboliquement modifiée. Sa propagation avait été rendue aérienne. Son temps d'incubation avait été réduit à seulement six heures. Après quoi, chaque once de fluide émise par une victime, chaque respiration, en libérait davantage.

Et une séquence avait été codée dans le génome du CTX, pas un vaccin ou une enveloppe virale, mais une simple molécule. La prétendue toxine cholérique provoquant les symptômes avait été extraite de la bactérie du choléra, contre laquelle il n'y avait aucun antidote magique, sinon le seul traitement par perfusions de liquide hydratant et de sels minéraux en intraveineuses, jusqu'à ce que la toxine soit finalement éliminée.

Pire encore, à aucun moment une immunité n'avait été conférée, vous pouviez donc être réinfecté à l'infini. Et tout le monde à Manhattan le serait. Indéfiniment infecté et indéfiniment infectieux jusqu'à... jusqu’à…

Le seul côté positif restait que Manhattan était une île, donc la quarantaine pouvait être facilement maintenue. Aussi longtemps qu'il le fallait. L'administration n’a pas vraiment été ravie quand je leur ai dit que je ne n’avais aucune idée du temps qu’elle durerait. Mais cela aurait été pire si je leur avais dit la vérité, à savoir qu’on ne pouvait s’attendre à voir disparaître le Big D qu’avec la mort du dernier habitant de Manhattan.

Et puis, j’ai reçu un courriel anonyme qui affirmait qu'il y avait une séquence d'autodestruction de deux semaines écrite dans le génome du virus.

Bon, bien sûr, nous recevions toutes sortes de conseils de charlatans, mais cet e-mail prétendait provenir du mécréant qui avait innocemment été chargé de sa création par un client qui l'avait convaincu qu'il ne s’agissait que d’une vengeance d’écolier infâme contre ses patrons. Ce qui, en quelque sorte, lui a conféré une certaine crédibilité, du moins assez pour que je regarde de plus près le génome.

Quelqu'un allait payer vraiment cher pour l'avoir manqué, car la séquence d'autodestruction était bel et bien là.

Ou peut-être pas. Après tout, à la première analyse, je n'avais moi-même prêté attention qu’à la toxine, à sa propagation et aux séquences de temps d'incubation, alors peut-être était-ce pardonnable, puisque je comptais bien me pardonner moi-même.

Celui qui avait écrit l'e-mail semblait croire qu'il avait résolu le problème pour nous, que la séquence d'autodestruction chronométrée insérée dans le génome du virus, qu'il avait payée de son argent, l'éradiquerait en deux semaines. À le lire, on pourrait croire qu'il s’attendait à recevoir le prix Nobel.

Mais bien sûr, il avait tort. Chaque virus individuel mourrait en deux semaines dans un hôte donné, mais chaque virus individuel se reproduisait et diffusait son génome toutes les six heures. L'infection précédente ne conférant aucune immunité, chaque hôte pouvait être réinfecté indéfiniment et chacune des centaines de millions de copies expulsée par chaque orifice de chacun des hôtes aurait sa propre minuterie réinitialisée à zéro. Le spécimen lui-même vivrait tant qu'il y aurait des hôtes vivants dans la zone de quarantaine.

Le fait que la peste D ne prendrait fin qu’une fois que toute personne en quarantaine sur l'île de Manhattan serait morte était, il va sans dire, une information que je ne ferais pas parvenir aux échelons supérieurs, avant d'avoir une bonne nouvelle à y joindre.

Et, tout comme la fureur bureaucratique s’abattait sur moi, je n'ai pas su prendre sur moi et ne pas la communiquer plus bas. Et sous cette pression, certes injuste, un de mes brillants garçons a élaboré une stratégie.

Intelligente. Élégante. Et rétrospectivement évidente.

Le virus D avait déjà été modifié, ou plus probablement synthétisé, et nous avions bien sûr la technologie pour faire de même, voire mieux. Et nous pouvions nous inspirer des programmes de pointe d'extermination d'insectes.

L'une de leurs techniques prometteuses consistait à élever de vastes nuages ​​de clones stériles des espèces cibles, plus robustes que les espèces cibles et donc plus à même de survivre, capables ainsi de les vaincre de manière localisée. Du moins, cela fonctionnait dans les champs circonscrits des cultures d'essai.

Nous pourrions donc cloner le virus D, en soustraire la séquence qui codait la toxine cholérique, créant ainsi une version qui conduirait la version originale à l'extinction en la remplaçant par son soi inoffensif. Puisqu’un parasite qui ne tue pas ou ne nuit pas à son l'hôte se reproduirait plus vite que celui qui le fait.

Pas de soucis.

Je tenais la bonne nouvelle.

Combien de temps faudrait-il pour faire disparaitre le virus D originel ?

Nous avons entré les données dans l'ordinateur : la population actuelle estimée de Manhattan, l'autodestruction de deux semaines, la période d'incubation de six heures, et ce qui en est ressorti était une mauvaise nouvelle.
Cela prendrait de quatre à huit mois.

*

Six mois dans la zone de quarantaine, et je m'étais condamné à leurs côtés, avec deux millions et demi d'autres personnes, ou la population en pré-dépérissement, comme je devais l’apprendre plus tard. Au moins, il semblait que mon e-mail avait été transmis au CDC, car ils avaient publié un communiqué de presse indiquant qu'ils avaient une planche de salut en cours d'élaboration, alors s’il vous plaît, soyez patients.

Ils n'ont pas dit combien de temps cela prendrait, mais je le savais parce que je leur avais dit. Et moi seul devinais qu'ils ne faisaient probablement rien, parce que je leur avais appris que dans deux semaines le virus D disparaîtrait de lui-même. Ils faisaient semblant, se préparant à s’attribuer le mérite de l'extinction du Big D, quand elle se produirait.

Pendant ce temps, personne ne pouvait quitter Manhattan, mais du matériel et des équipes de secours pouvaient y entrer, ou du moins c’est ce qu’ils disaient dans ce qu’il restait de couverture médiatique. Les commentateurs eux-mêmes parlaient à l'intérieur de combinaisons de protection hermétiques et coassaient à travers des micro-casques respiratoires. La garde nationale, l'armée, la Croix-Rouge et Médecins-sans-frontières étaient déjà actifs dans Manhattan.

Il y avait des images, toutes prises depuis des hélicoptères en vol stationnaire, au travers de focales aussi longues que le proverbial bâton : des silhouettes en combinaisons spatiales  blanches traversant les ponts en bonne formation, des tentes et des hôpitaux de fortune se montant partout dans Central Park, des camions de l'armée déchargeant des caisses de rations alimentaires et diverses agences gouvernementales ou caritatives qui agissaient comme s'ils mettaient en place une version américaine d'un camp de réfugiés du Tiers-Monde.

C'est du moins ce à quoi cela ressemblait à la télévision. Mon premier contact réel avec les équipes de sauvetage fut un coup frappé à la porte de ma chambre par un soldat en tenue de l’espace, qui m'a tendu quelque chose qui ressemblait à une poire à lavement translucide remplie d'eau. Il y avait un crochet à une extrémité, et de l’autre un tuyau en caoutchouc jaune au bout duquel pendait une seringue.

Cela, m'a-t-on dit en langage staccato de perroquet militaire, était une UAR, une Unité d'Auto-Réhydratation, dont l'utilisation fut démontrée en accrochant le sac sur une poignée de porte, en me poussant au sol et en me triturant douloureusement le creux du bras jusqu'à ce que, finalement, il trouve une veine.

« La poche doit toujours être positionnée au-dessus de l'aiguille ou la gravité ne fera pas couler la solution dans le tuyau. Continuez à boire de grandes quantités d'eau ou d'autres liquides neutres. La solution UAR atténuera ou même préviendra les symptômes de déshydratation, autres que la perte continue de liquides excrétés par votre orifice anal, mais ce n'est pas pour le moment un remède contre la diarrhée qui est d’origine virale. Un tiers d'un sac doit être perfusé toutes les six heures, des recharges seront disponibles lorsque l'approvisionnement le permettra. »

Et par la porte à la chambre voisine, et la suivante, et la suivante.

Cela ressemblait plus à une mesure tranquillisante pour la population en quarantaine ou à une mise en scène pour le monde extérieur. Après oui, cela a à peu près fonctionné, mes allers-retours aux toilettes ont peut-être un peu diminué, la chair ne semblait plus pendre de mes os et je me sentais presque humain à nouveau, du moins pendant les quelques heures qui ont suivi cette première dose.

Mais j'étais un invité payant à l'hôtel Grand Hyatt, et bien deux millions de personnes en zone de quarantaine n'étaient pas confinés à l'intérieur, les bras tentant de retenir leurs organes dans des appartements de tours de luxe, coincés dans des hôtels miteux, mais dehors dans les rues, dans les tentes du camp de réfugiés de Central Park, ou errant à la recherche de trous pour s’y vider.

Les UAR semblaient un problème de logistique militaire en temps de guerre. Combien d'entre elles pouvaient être disponibles dans l’immédiat ? Certainement pas deux millions et demi, les États-Unis n'avaient même pas autant de soldats. Et même si les UAR, à la base destinées et stockées pour les grandes missions de secours au Tiers-Monde, étaient en nombre suffisant : combien de temps faudrait-il pour les distribuer à deux millions et demi de personnes ?

Ils ne pourraient certainement pas le faire en deux semaines. Ils devaient le savoir. Bien avant qu'ils ne puissent faire parvenir les UAR à une petite fraction des victimes, tout serait terminé. Ils devaient aussi le savoir, non ?

Ou le savaient-ils vraiment ?

Peut-être que le CDC n’avaient pas communiqué mon message aux autorités de secours. Ou peut-être que la sécurité intérieure avait décrété que les troupes seraient de meilleurs acteurs dans ce show médiatique rassurant, si elles ignoraient qu'elles ne jouaient qu’un rôle. Peut-être que l'armée a pensé qu'elle pourrait filmer de bonnes images d’héroïsme civique pour leurs relations publiques.

Que se passait-il vraiment au dehors ?

La curiosité a pris le dessus, ou la culpabilité le dessous, ou les deux, et j'ai doublé ma dose d'élixir UAR, et j'ai bêtement osé sortir jeter un coup œil pour la première fois depuis je ne sais plus combien de jours.

Ce que je me suis pris en pleine gueule ne ressemblait en rien à ce que j'avais vu à la télévision.

L'entrée principale de la gare Grand Central sous le Grand Hyatt ressemblait à du Jérôme Bosch ou du S. Clay Wilson, abritant, si c'est le mot, un campement, si l'on peut appeler ainsi, débordant de morts en décomposition et de mourants geignant, couchés dans un étang visqueux de liquide brun nauséabond, avec à peine un UAR en vue. Des voleurs à la tire de bas-étage et des flics bourrés, eux-mêmes pliés en deux par l’agonie de la déshydratation, se frayaient un chemin parmi les morts et les pseudo-vivants, se battant entre eux pour leur territoire à coup de couteaux sanglants ou de pistolets brandis occasionnellement.

Puisqu'ils étaient occupés à leur basse occupation de charognards, comme des hyènes ou des vautours, j'ai miséricordieusement été ignoré, alors que je me faufilais comme un serpent au travers de ce spectacle horrifique pour traverser la 42e rue, où une sorte d'hôpital de campagne grossier avait été monté à l'intérieur d'une tente kaki, gardée par des soldats en tenue de combat complète. Ils retenaient les hordes désespérées qui se bousculaient, qui se battaient, rampaient pour pénétrer à l'intérieur afin d’obtenir les quelques UAR disponibles avant leur pénurie, apparemment imminente.

Je me suis dirigé vers l'ouest, en direction de Bryant Park, trébuchant dans des allées de cadavres et de quasi-cadavres. Les morts étaient picorés par les pigeons et davantage de corbeaux qu'une ville n'est supposée en avoir. Même les réfractaires toujours vivants étaient enveloppés de nuages ​​de mouches festoyantes et peu exigeantes.

Bryant Park était un autre camp de réfugiés, mais celui-ci ne ressemblait en rien aux images que j'avais vues de celui de Central Park, ou à quoi que ce soit sensé exister aux États-Unis. Il évoquait plus Haïti après le grand tremblement de terre et à l’arrière plan, la noble architecture néo-classique de cette bibliothèque du Premier Monde rendait la scène encore plus abjectement extrême.

Ce terrain vague obscène figurait une étendue de bidonville encombrée et surpeuplée, faite de huttes en cartons d’emballages et de tentes grossièrement façonnées de sacs à poubelles en plastique noir. Elle débordait d’humains contaminés et de cadavres que personne n'avait pris la peine de retirer, immergée dans une puanteur d’excréments, de pisse et de chair en décomposition, sans policier, ni soldat, ni travailleur humanitaire en vue. Ici et là, la fumée grasse et les flammes aux émanations de souffre des feux de poubelles métalliques rajoutaient à la vision d’enfer mais restaient inefficaces à masquer la puanteur de mort et de pandémie.

J’ai honteusement tourné mon dos reconnaissant à la détresse des masses qui se pressaient agonisantes, au bord de la fosse, et me retirais méprisable dans le confort relatif de mon hôtel quatre étoiles qui se dégradait rapidement.

*

À présent, personne n’ignore ce qui s'est passé après deux semaines, à savoir rien de significatif salutairement parlant. Non pas que cela ait été d’une grande surprise pour les derniers rescapés, qui à ce moment là réduisaient sans aucun doute leurs attentes à l'espoir de survivre un autre jour.

La loi martiale a été officiellement déclarée, il y avait maintenant des parachutages réguliers de RCIR (Ration de Combat Individuelle Réchauffable) depuis les hélicoptères et, du moins d’après les informations, la production d’UAR avait été relancée d’urgence, mais aucune n'était encore tombée du ciel comme Mana [6].

Les combinaisons de protection hermétiques venaient à manquer. Aucun travailleur humanitaire n'était autorisé à entrer ou à sortir sans elles, en conséquence les hôpitaux improvisés comme les forces de l'ordre furent vite en sous-effectif, dépassés bien au-delà du stade de chaos.
J'étais probablement la seule personne dans la zone de quarantaine surprise et consternée par ce qui ne s'était pas produit.

Qu'est-ce qui avait mal tourné? Pourquoi le virus-D n'était-il pas mort ?

Eh bien, évidemment, je le sais maintenant. Il a fallu aux autorités une semaine de plus avant de pulvériser d'hélicoptères ou d’avions à pesticides une espèce de brume sur la zone tout entière, comme si nous étions un troupeau de vulgaires moutons infectés par les poux, tout en déclarant que cela finirait par vaincre le Big D.

Deux semaines de rapports d'investigation agressifs, à cuisiner sans retenue le chef du Center for Disease Control furent nécessaires pour lui soutirer contre son gré une explication cohérente sur la nature de cette brume, et ce, en termes que les non-initiés pouvaient comprendre.

Nous avons créé un clone inoffensif du virus-D qui se reproduira plus vite que la variante qui provoque la diarrhée jusqu’à son extinction, tout comme l'utilisation excessive d'antibiotiques fait évoluer les microbes qui sont immunisés par un processus de sélection naturelle. Une fois ce processus terminé, le virus-D sera rendu définitivement inoffensif et la quarantaine sera levée.

Quand on a demandé au CDC combien de temps cela prendrait, le journaliste a été renvoyé à la sécurité intérieure, dont la réponse était toujours exactement la même:

« Cette information est classée secret-défense. »

Pas étonnant qu'elle soit classée! Ils n'avaient vraiment pas de réponse, personne ne savait combien de temps il faudrait au virus bénin D pour faire disparaître son frère aîné diabolique, ou même si cela fonctionnerait vraiment ? Jusqu'à ce qu'il le fasse enfin et que le CDC obtienne un Prix ​​Nobel collectif.

Cela aura finalement duré six mois d’angoisse, et s'ils avaient ne serait-ce que fait allusion à une telle estimation, les choses auraient empiré à l'intérieur de la zone de quarantaine alors qu’elles s’y amélioraient, et ce justement, parce qu’elles s'amélioraient.

Nous avions été confinés sur le long terme, sans en avoir conscience au jour le jour.

Les combinaisons de protection hermétiques restaient rares, mais beaucoup d’entre nous étaient prêts à se mobiliser pour accomplir un jour de pénible labeur en échange des poches d’UAR qui n'étaient jamais vraiment en quantité suffisante. Et il restait suffisamment de soldats pour garder le contrôle du stock, et maintenir à distance ceux retournés à l’état sauvage.

J'ai même moi-même, quelques temps, ramassé des cadavres en décomposition des rues et des appartements, en échange de ma poche de liquide quotidienne. Un boulot absolument infâme, mais qui devait être fait et qui valait mieux que de passer son temps à gémir sur un siège de toilette.

Des compteurs de corps nous accompagnaient, et lorsque les rues de Manhattan furent vidées de leurs cadavres, de leurs morceaux de cadavres et de leurs flaques de protoplasme en putréfaction, le bilan fut de deux cent mille, avec une marge d'erreur de plus ou moins 20%. Ainsi près de deux millions de survivants devaient être préservés jusqu'à la levée de la quarantaine.

Des villages de tentes et de cabanes de bidonville s’étaient spontanément montés dans les principaux parcs, mais des dizaines de milliers d'abris en carton pliables recouverts d'un film imperméable, plus tard connus sous le nom de « cages à lapins », furent heureusement envoyés et distribués gratuitement. En ruches ordonnées, ils s’élevaient sur chaque parcelle de parc ou de terrain vacant.

Des toilettes portables ont été fournies. Des dépôts d'approvisionnement d’UAR bien gardés ont été installés aux principales intersections, des RCIR leur étaient également distribués quotidiennement. Les plus grandes avaient des hôpitaux de fortune.

Nous étions pris en charge, sinon correctement, du moins suffisamment bien pour maintenir un statu quo fragile. Croyez-moi, loin des images héroïques que vous voyez maintenant dans les versions hollywoodiennes, la zone de quarantaine n'a jamais vraiment été cette utopie patriotique désintéressée, où le loup et l’agneau s’unirent pour le bien commun.

Et certains percevaient les vessies fétides qu’ils faisaient passer pour des lanternes parfumées, moi y compris, mais nous avions les mains liées. À l'époque, cela me mettait hors de moi. La situation avait été stabilisée, trop stabilisée. Mais en y repensant à présent, plus informé et plus clairvoyant, c'était mieux que de nous dire la vérité.

Parce qu'il est probable que s'il avait été admis dès le début que le génome sur-mesure nobélisé remédiant à nos maux et clé de notre libération de ce confortable camp de prisonniers prendrait une demi-année, cela aurait probablement déclenché un bain de sang effréné.

Ne les auriez-vous pas rejoints ?

Confronté à la perspective de passer des mois dans ce camp de réfugiés américain sur son propre sol pour un crime que vous n'aviez pas commis, sans même savoir quand vous seriez libéré ? Ou même si vous le seriez ?

Bien sûr que oui.

Même moi je l'aurais fait, bien que précisément incarcéré pour le crime que j'avais commis sans le vouloir.

Mais ils ont géré la situation. Ils nous ont régis professionnellement et habilement pendant ce qui s'avéra six longs mois. Beaucoup d’entre nous avaient détesté ce régime, mais au final, aucun d’entre nous n’avait élevé la voix pour qu’ils procèdent autrement, au vue des alternatives. Comme des meutes qui se seraient précipité sur les ponts et sur lesquelles les troupes auraient reçu l’ordre de tirer. Comme la colère qui se serait transformée en pillage autodestructeur insensé. Ou comme un certain nombre d’alternatives dont on ne peut que se réjouir qu’elles ne se soient jamais produites.

En lieu et place, les choses se sont lentement et légèrement améliorées dans la zone. Vous pouviez miser sur le fait que guérison et réinfection se succèderaient à intervalles imprévisibles, mais tant que vous aviez votre poche de liquide quotidienne, vous pouviez plus ou moins fonctionner et votre état de santé pouvait presque être qualifié de stable.

Tout était stable, ou du moins en apparence. La nourriture était gratuite, tout comme votre cage à lapins, les UAR nécessitaient un peu de travail, mais il n'y avait pas vraiment grand-chose à faire ou que vous puissiez faire. On a donc passé la plupart du temps à attendre. L'incidence de la réinfection diarrhéique D diminuait régulièrement, du moins d’après leurs annonces, plutôt crédibles puisque mes propres épisodes de courante se trouvaient moins nombreux et plus espacés.

Ce n’était plus qu’une question de jour…

De semaine…

De mois…

*

Enfin, nous savons tous que toute mauvaise chose a elle-aussi une fin, et nous voulons toujours y croire, n'est-ce pas ?

Ne l’espérons-nous pas ?

Y aura-t-il bien une fin ?

À l'époque, personne ne se doutait que des évènements bien pires seraient à venir une fois la quarantaine levée. La date et l'heure furent annoncées. Des Marines, revêtus d’uniformes rutilants, tenaient les entrées des ponts et tunnels, endiguant des bataillons de journalistes. Sur les ponts de Washington et de Brooklyn paradaient fanfares de cuivres et politiciens locaux rescapés aux discours rassurants. Parmi les cages à lapins du Sheep Meadow [7] à Central Park une aire d'atterrissage avait été déblayée pour l'hélicoptère présidentiel, afin d’éviter de le voir pris dans la foule la plus importante et certainement la plus accueillante qu'il ait jamais vue.

La présidente en est sortie dans une combinaison de protection hermétique blanche, brodée de son sceau à la poitrine, au rythme de « Hail to the Chief » joué par l’orchestre de ses Marines.

Quand elle a retiré son casque, pris une profonde inspiration et agité ses longs cheveux blonds, comme au temps de sa carrière de mannequin et de ses publicités pour shampoing, tout était officiellement fini et les cris de joie fusèrent.
C'était fini mis à part, bien sûr, les grands discours, les blablas de talk-shows, les tapes dans le dos et les hommages auto-satisfaits au triomphe de l'ingéniosité scientifique américaine et du professionnalisme militaire sur les forces du terrorisme rusé et maléfique, qui avaient non seulement détruit le virus-D, mais avaient développé dans le processus une arme de contre-attaque virale qui neutraliserait toute menace semblable.

Mais bien sûr.

Mais ici, au Pays Fermaceutique, nous savions à quoi nous en tenir. Et si moi et les autres intermédiaires ne l'avions pas encore compris de nous-mêmes, des trafiquants du genre pipelette nous avaient déjà perversement et macabrement informés qu’étant donné la prévalence de manipulateurs de gènes plus impitoyables et vénaux qu'eux-mêmes, de semblables évènements ne pouvaient que se reproduire.

Chaque trafiquant ici, illégal ou autre, avait également les spécifications du virus-D d'origine et sa Némésis. Pour la plupart des trafiquants, c'était par pure curiosité de geek, mais inévitablement il y avait ceux, dont certains étaient connus pour leur toxique réputation, pour qui ce ne serait qu’un échange commercial de plus.

Et, étant donné la profusion de causes terroristes, comme la facilité avec laquelle certains trafiquants illégaux sans foi ni loi pouvaient être amenés à accepter de tels contrats, jamais très rares, leur concurrence ne se traduirait que par une baisse des prix et les clients ne viendraient jamais à manquer.

« Avec ces spécifications, c'est de la tarte à la diable », m'a dit l'un de ces salauds, « écrivez les séquences de l'infection par voie aérienne et de la période d'incubation accélérée dans le bon vieux noyau de virus en cassette qui a fait ses preuves et pour lequel on a tous le code, et accrochez-y toute toxine du produit final en cascade qui fait le sale boulot pour lequel vous êtes payé, et hop presto, une recette de bio-arme chimique à prix réduit pour les masses terroristes. Choléra, polio, sida, peu importe, nommez votre poison, ha, ha, ha ! »

Ce con m’avait dit ça juste avant qu'Orlando ne soit frappé de la grippe tueuse et Los Angeles de l’Ebola. Un autre de ces trafiquants illégaux impitoyablement véreux s’est prêté masqué à une interview télévisée, soulignant que le clonage et la modification d'une version bénigne de chacun de ces virus devaient systématiquement s’effectuer en partant de rien. Et comme il n'y aurait probablement pas de séquence d'autodestruction écrite charitablement dans aucun de ces nouveaux virus terroristes, les faire disparaître ou au moins les rendre inoffensifs avec ces connards de Dr Jeckle de Mr. Hyde prendrait des années, pas des mois, voire des décennies, qui sait, peut-être une éternité.

« L’offensive l'emportera toujours sur la défense. »

Et c’est parti.

Et nous y voilà.

Omaha. Denver. Austin.

Les États-Unis d'Amérique, le Grand Satan, l'araignée au centre de la toile du capitalisme mondial, l’origine des hélicoptères noirs, des hommes en noir, de la médecine socialisée, de la conquête extraterrestre tenue secrète, choisissez votre fantasme paranoïaque, et nous y voilà, dans le viseur de l’arme chimique.

Poughkeepsie. Madison. Memphis.

Une guerre sans ennemi et contre l’invisible.
Nous ne sommes que des cibles, dans un stand de tir où tous peuvent jouer et où tous ceux qui veulent un jeton peuvent se le payer.

Les États-Unis d'Amérique, le Grand Satan, l'araignée au centre de la toile du capitalisme mondial ...

Le rêve américain n’est plus qu’une vielle baudruche, où de nouvelles cloques purulentes surgissent de toute part. Il n'y a pas d'autre option plus digne. Pas plus d’ailleurs que d’indigne.

Tôt ou tard, si nous ne mettons pas le pays en quarantaine nous-mêmes, le reste du monde le fera.

Fin
     


[1] « Pharmboy » dans le texte.
[2] « Pharm Country » dans le texte.
[3] « Pharm out » pour « farm out » autre jeu de mots, malheureusement intraduisible.
[4] « Great White Way » dans le texte.
[5] « CDC » : Centres pour le contrôle et la prévention des maladies.
[6] « Mana » : Puissance surnaturelle ou magique dans certaines religions. Notamment en Polynésie.
[7] « The Sheep Meadow » (le pré aux moutons) est un des espaces de Central Park à New York.


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A propos de cet article


Titre : NORMAN SPINRAD « QUARANTAINE »
Auteur(s) :
Genre : Fiction
Copyrights : Norman Spinrad
Date de mise en ligne :

Présentation


Écrite en 2010, inédite en France et ici traduite pour la première fois, cette nouvelle de Norman Spinrad, aux échos désormais trop familiers, ne fut publiée qu’une fois aux États-Unis dans la revue à faible tirage d’une petite maison d’édition. Et à sa lecture, vous comprendrez aisément pourquoi !

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