COUP DE ROUGE DE CYPRIEN LURAGHI


Enregistrement : 1994

Babas, punks suicidaires, vieux beatniks et monastères tibétains en Dordogne... Un extrait de Coup de Rouge, un roman campagnard et destroy de Cyprien Luraghi, romancier maudit qui risque de ne pas le rester longtemps.

Ce texte date de 1994 et s'est vu refuser par vingt-et-un éditeurs qui lui auront sans doute préféré Beigbeder, Nicolas Rey et la (hem...) jeune garde littéraire de la rive gauche parisienne.


UN

- Le fantôme, il est livré avec?

- Haha, le fantôme!

Le vieux grince des dents, s'agite du béret.

- C'est que la Ramounette, elle pourrait bien encore traîner par ici, tiens... Alors, c'est entendu, vous me versez six mois d'avance, en liquide; à trois cent par mois, la location du pré en sus; ça fait deux cent quatre-vingt mille...

Parkinsonien, son hochement de tête, au vieux, ou bien c'est l'évocation du fantôme?

Elle m'avait prévenu, Solange, au Népal, en me parlant de chez la Ramounette, que la maison était hantée. J'avais sorti ça à mon nouveau proprioche, et il avait branlé du chef, point.

Pas loquaces, les gens du coin, et pourtant c'est le sud... Il paraît que; on dit, à Paris et au nord de la Loire, que les sudouestiens sont accueillants. Pour l'heure ce n'est que mon fric, qu'ils accueillent...

Mais de me fêter ça, tout de même, au vin rouge et au marocain vert.

Donc, la maison de la Ramounette, sur la commune de Crassac, à quatre kilomètres du bourg, c'est maintenant chez moi.

Je suis locataire d'une bicoque au fond de la France, quelque part entre Lot et Dordogne. Je ne suis plus parisien et ça me fait tout drôle.

Avec la maison j'ai hérité d'une vieille chienne, Dolly. Le vieux m'avait prévenu :

- Faudra que vous fassiez avec, c'était la chienne de la mémé...

- Ça me dérange pas, j'ai toujours voulu un clebs.

- C'est étonnant, elle vous a pas aboyé après, pourtant c'est une teigneuse, elle n'a jamais laissé approcher personne; on ne sait même pas comment elle se débrouille pour manger...

Personne n'en avait voulu, de cette maison; déjà, elle était hantée, puis il fallait accepter la chienne...

Dolly pue très fort; elle est couverte d'eczéma.

D'après le vieux, elle a plus de vingt ans, il n'arrive même plus à se rappeler. Ses mamelles cancéreuses pendent à terre; elle n'a aucune sorte de race, c'est une loque maigre et sale.

Elle pète, elle est à demi sourde et coincée du train arrière, totalement aveugle; seule la truffe fonctionne, et la langue, une grosse languasse tiède et pleine d'amitié qui se fourre dans la manche de mon pull. Dolly est contente de revoir de l'humain, et moi du chien.

*****

DEUX

Jusqu'à la semaine dernière, je créchais à Paris, au fond d'une impasse désormais détruite, dans un quartier jadis populo, maintenant peuplé de couples sans enfants, payant très cher leurs trente mètres carrés avec vue sur le cimetière du Père-Lachaise et façade carrelée façon salle d'eau.

On nous avait foutus dehors parce qu'on allait démolir l'immeuble, qu'on allait nous construire le nouveau Paris, qui n'est pas pour nous autres, économiquement faibles.

Nous étions une bande de doux glandeurs, vivant ensemble et se partageant tout...

Il y avait Victor, Roger, Bernadette et moi-même.

Victor était punk, -c'étaient les années quatre-vingt- destructeur et suicidaire, la seringue plantée au creux du bras, troué de partout avec des trucs moches et pointus.

Victor n'habitait pas chez nous en permanence; c'était mon meilleur ami.

Des fois on ne le voyait plus pendant des mois, puis un soir, violent ramdam dans la cage d'escalier, la grosse blondasse d'en bas qui gueule; Victor est de retour, très maigre et très mal, l'?il vitreux et prêt à imploser.

Les chats ont neuf vies; alors dès le lendemain, il allait mieux.

On s'installait sur les coussins; on parlait; de ci et de ça, surtout de la folie que constitue l'état normal des choses et des gens; lui avec son regard de paria que le quidam rêve de gazer tel un doryphore; et moi, tout aussi gazable, renégat idem, aux antipodes néanmoins, car avec mes six ans de plus j'étais pile dans la génération baba-route-des-Indes... Les Indes, dans lesquelles je m'étais englouti, au point d'en faire mon gagne-pain. J'y guidais des groupes de touristes cinq à six fois l'an. Entre deux circuits, repos...

Victor était cuistot par intérim, et pyromane par vocation; avec goût cependant, n'incendiant que des lieux détestés: usines, supermarchés. La nuit, toujours... Il ne voyageait que dans Paris et ses banlieues, mais il faut reconnaître qu'il y a de quoi faire.

Etant souvent fauché, j'avais sous-loué la petite chambre à un couple d'amis rencontrés au Népal, Bernadette et Roger. Ils suivaient les enseignements d'un lama tibétain, après vingt-trois ans de route et de recherches spirituelles diverses.

Ils approchaient de la cinquantaine et s'étaient sentis l'envie de revenir au pays pour se poser un peu.

Bernadette surtout commençait à souffrir de ces déménagements continuels, qui l'avaient vieillie prématurément. Roger, le ratatinage au jour le jour le faisait flipper plus que tout; il savait qu'il allait mourir, qu'il était passé sur l'autre versant, que c'était inéluctable. Mais il faisait vieux beau et ça passait encore.

Au fond de notre impasse condamnée vivaient donc trois générations sous le même plafond de plâtre de Paris, unis face à la tristesse compacte d'une France écrasée par le plafond bas des nuages gris; la civilisation discrète et planquée de la téloche et de ses adeptes.

Babas, punks et vieux beatniks, tous révoltés et chacun sa manière...

Roger et Bernadette étaient restés à peine six mois, le temps de reprendre contact avec leurs anciennes connaissances et de trouver une maison à louer en Dordogne, tout à côté des monastères tibétains.

Bernadette, ex-militante de la branche dure des féministes d'il y a vingt ans, se découvrait une vocation mystique, sa ferveur croissait de jour en jour, et nous la retrouvions souvent, au retour des courses, en pleine séance de prosternations, un sport dévotionnel pratiqué de manière intensive par nos amis lamaïstes.

À Paris ça sentait le grillé; je me retrouvais seul, Victor ayant craqué, s'exilant en Hollande pour bosser dans un resto et rejoindre son Olga, très amoureuse, et se refaire une santé avec de l'héroïne premier choix.

L'ambiance était à la pelleteuse, aux travaux de démolition dans l'impasse d'à côté. Notre proprio avait tout essayé pour nous forcer à décaniller, y compris de mettre le feu à l'immeuble. L'impasse se dégradait doucement, le quartier se mourait; déjà je ne reconnaissais plus rien...

Dans les mois précédant la démolition, je me suis remué.

Inutile de chercher à nous reloger à prix abordable dans le centre, de nos jours; je me suis donc tourné vers la brousse, grâce à Solange, une amie qui travaillait au Népal pour une association d'aide humanitaire, et qui est du sud-ouest.

- Oscar, tu es con, pourquoi tu ne chercherais pas quelque chose à te louer en province, plutôt que de t'angoisser à chacun de tes retours que ton immeuble soit démoli?

- Oui, ben c'est que la province française, je ne la connais pour ainsi dire pas; et je ne vois pas par où commencer...

- Alors c'est simple, écoute-moi et prends des notes: tu vas aller à Crassac, c'est de là que je suis, tu vas voir l'épicière -Florence- de ma part, et tu lui dis qu'elle te mettes en relation avec le propriétaire de chez la Ramounette...

- La quoi?

- La Ramounette. C'est une maison que le vieux te louera peut-être...

*****

TROIS

Tout de suite, ce fut l'hiver.

C'est là que je me suis rendu compte que la maison était vraiment hantée.

Il y avait toujours, dans le coin droit de l'immense cheminée -qu'on appelle un cantou, ici, une présence quasi-matérielle, une petite fumée persistante, comme un mini nuage.

Au début je n'avais pas relevé; ça devait être de la suie, un tourbillon de poussière, et puis j'ai remarqué que sous les vieilles cendres de l'âtre, il y avait quelques braises qui ne s'éteignaient jamais. Pas grand-chose, mais tout de même...

Dolly, chienne comateuse, sortait parfois de son hébétude pour se mettre à couiner sur le mode canin de la mélancolie joyeuse du truffard reniflant le fumet de son maître adoré, le seigneur des gamelles...

Dolly faisait comme si je n'avais pas été seul à la maison.

Bon, mais s'il y a fantôme, ça ne peut être celui d'un esprit triste; au contraire, très souvent soufflait un vent gai; ça se mettait à sentir la cuite et la fiesta, le confit de porc et le boudin frais, l'ail et le vin noir.

La mémé sirotait en douce; mon cubi se vidait tout seul. Non, ce n'était pas moi; pas tout le cubi, je vous assure...

Loin, loin, la capitale.

Lointaines aussi, les girls langoureuses à l'air pétasse speedant sur le boulevard pour aller au taf.

Ici la brousse.

La maison est minuscule, cuisine-salon-cantou, une pièce à droite en montant six marches, une autre sous le toit; les chiottes au dehors, où l'on s'accroupit sur deux parpaings au milieu du bosquet de bambous, et voilà... La forêt tout autour. C'est à trois cent mètres en contrebas d'un tout petit hameau, au bout d'un chemin goudronné. Avec la maison vient un pré d'un demi hectare et un morceau de bois d'autant; châtaigniers, chênes et pins. Les coteaux fessus et verdoyants roulent jusqu'à l'horizon circulaire.

Le bourg est au loin, le premier Intermarché à perpète; c'est calme. Je n'ai rien d'autre à faire que d'explorer Crassac et les environs, avec Dolly pour guide. Une fois dérouillée, elle marche à peu près bien. Il faut lui pousser le cul pour le franchissement des fossés, mais elle est infaillible pour trouver les chemins secrets. Sa truffe est une merveille. Dolly pige tout sans rien entendre, un genre de télépathie.

L'hiver est particulièrement moche cette année.

Mes voisins ont l'air gratinés; ils sont au nombre de deux; le vieux paysan s'appelle Burc, et la femme bouffie et rougeaude aux airs de vieille rentière, c'est la Baronne. Ils ne daignent pas répondre à mes salutations.

Roger et Bernadette n'habitaient pas très loin -soixante bornes- et on se rendait visite à tour de rôle, à peu près toutes les semaines. Roger se déplaçait en mobylette. Il était devenu pauvre alors que je l'avais connu grand seigneur, ne comptant pas le fric. Très élégant, malgré tout, la coupe en brosse argentée, les larges tempes, le nez fin et busqué, les veines du cou gonflées en permanence. Il déboulait à l'improviste, et toujours seul.

Roger et moi on canonnait au rouge en vrac et vendu au noir, sous l'?il narquois de la Ramounette, dont nous ne soupçonnions pas encore la présence.

Roger causait de trois choses: les femmes, ses aventures personnelles et le bouddhisme.

Et causer, là, il est maître.

Bien sûr, avec l'âge -et l'abrutissement provoqué par les vibrations décervelantes de sa mob-, il radotait.

Mille fois les avais-je ouïes, ses histoires de vieux marginal. Tout fait, il avait. Bernadette se faisait complice et le laissait délirer, appuyant ses mensonges d'un hochement de tête, les yeux baissés sur son tricotage. Elle gagnait sa croûte en vendant des pulls faits main sur les marchés et Roger faisait des chantiers de restauration pour les résidents secondaires, parisiens ou anglais. Mais les contrats se faisaient rares et les pulls se vendaient mal, aussi envisageaient-ils de s'inscrire au RMI. Le changement était brutal avec leur vie d'avant.

Il avait le physique de l'emploi, Roger, qui ressemblait au renard des sables, séduisant et charognard, petit foulard noué au cou, fils d'intellectuel condamné au prolétariat par la rudesse des temps -la seconde guerre-, élevé par les Jésuites.

Il s'inventait une vie de corsaire de ce système de merde; mais en présence de Bernadette, il la rabattait, et n'abordait jamais le sujet.

Le cul, tabou avec Bernadette, qui n'avait pas l'air comme ça mais tenait son homme bien serré, sans quoi il aurait dérapé. Roger est un fou talentueux, je l'ai toujours pensé, mais avec quelques cases grillées. Il a vu une bombe atomique exploser en 62, alors qu'il était simple soldat sur un escorteur de la flotte.

Il a vu l'Eclair et le Nuage.

Depuis, il erre de par le monde.

L'inquiétant avec lui, c'est la colère.

Roger s'énerve vite, se monte le bourrichon et veut assassiner, tout de suite. Il écume, se hérisse, devient globuleux, épineux, rouge pivoine, dès qu'il exècre untel.

Avec moi ça allait, on trouvait un terrain d'entente en parlant d'Asie, en vieux amateurs. Il mettait un point d'honneur à ne pas me tanner avec le bouddhisme, car si je suis tombé amoureux du peuple tibétain, je ne suis pas du type religieux. Les nouveaux convertis se sentent obligés, pour mieux se convaincre, de convaincre les autres; les religions se forment ainsi...

En tête à tête, on parlait surtout de femmes, puisqu'il n'y en avait pas pour nous entendre. Roger était salement frustré.

- Tu comprends, avec Bernadette, ça fait des années que j'ai pas baisé; elle me fait pas bander. Tu la verrais à poil, ça te ferait pareil... On s'est connus il y a si longtemps; on est devenus comme deux vieux potes...

- Ouais, enfin, potes, laisse moi rigoler. Faudrait pas quand même que tu ailles décharger tes glandes ailleurs, non?

- Oh, je sais pas... maintenant elle est de plus en plus dans le bouddhisme, au point qu'elle envisage de prendre des v?ux de nonne et de faire une retraite de trois ans... j'existe à peine; tout juste bon à lui faire ses courses et lui vider son seau de merde dans le jardin, quand elle fait ses dévotions... le sexe, ça n'a jamais été son truc. Elle pense à la mort; elle se détache de tout ce qu'elle peut, moi y compris. Je le sens bien; elle a changé. On se fait vieux, tu sais; je comprends qu'elle ait eu envie de s'arrêter, de se préparer à mourir le plus consciemment possible.

- Toi, ça t'angoisse pas?

- Arrête, me parle pas de ça...

- C'est toi qu'a commencé, hein!

- Tu verras, Oscar, à cinquante ans on y pense tous, à la mort, et, insidieusement, progressivement, on ne voit plus qu'elle.

- Dis donc, Roger, à quatre-vingt ans, on fait comment?

- Ta gueule, petit con.

Cyprien Luraghi


Commentaires
colonelkurtz - 2011-06-20 19:19:18
J'avis correspondu avec CYP vers les années 2001, il cherchait une nouvelle piaule à l'époque. Il avait également publié des photos de Sherpas morts dans les permafrost de l'himalaya et laissés là comme des cadavres de chiens...Ca m'avait marqué, j'avais adoré son blog, son roman, ses récits campagnards....c'est quelqu'un le CYP.

Vous devez vous connecter ou devenir membre de La Spirale pour laisser un commentaire sur cet article.

A propos de cet article


Titre : COUP DE ROUGE de Cyprien Luraghi
Auteur(s) :
Genre : Fiction
Copyrights : Cyprien Luraghi
Date de mise en ligne :

Présentation

Coup de rouge - Une extrait d'un roman de Cyprien Luraghi tiré des archives de La Spirale.

A propos de La Spirale : Née au début des années 90 de la découverte de la vague techno-industrielle et du mouvement cyberpunk, une mouvance qui associait déjà les technologies de pointe aux contre-cultures les plus déjantées, cette lettre d'information tirée à 3000 exemplaires, était distribuée gratuitement à travers un réseau de lieux alternatifs francophones. Sa transposition sur le Web s'est faite en 1995 et le site n'a depuis lors cessé de se développer pour réunir plusieurs centaines de pages d'articles, d'interviews et d'expositions consacrées à tout ce qui sévit du côté obscur de la culture populaire contemporaine: guérilla médiatique, art numérique, piratage informatique, cinéma indépendant, littérature fantastique et de science-fiction, photographie fétichiste, musiques électroniques, modifications corporelles et autres conspirations extra-terrestres.

Liens extérieurs

Cypluraghi.free.fr/
Cypluraghi.free.fr/wordpress/

Thèmes

Littérature
Contre-culture
Roman noir

Mots-clés associés

Cyprien Luraghi
Campagne
Dordogne
Coup de rouge
Babas
Punks

Contact


Connexion


Inscription
Lettre d'informations


Flux RSS

pub

Image aléatoire

pub


pub

Contenu aléatoire

Texte Video Texte Video Texte Photo Photo Texte Texte