ACHIM BLOCH « DONNÉES FRAGMENTAIRES IRRÉCUPÉRABLES »


Enregistrement : 24/05/10

Données fragmentaires irrécupérables, une courte nouvelle d'Achim Bloch, collaborateur de longue date de La Spirale, dans laquelle se développe une mélancolie futuriste post-moderne qui ne va pas sans rappeler William Gibson et les longues perspectives anxiogènes de la troisième vague du mouvement cyberpunk.

Où il est question d'amour, de cheveux mouillés et de fusion des corps, de Michael Moorcock, de soleil saturé, de pixels, de bord de mer et de blocs bétonnés...



DONNÉES FRAGMENTAIRES IRRÉCUPÉRABLES

Alors on dirait que tout serait comme ce premier jour figé sur ce cliché numérique trop net, soleil souriant saturé et gens à l'avenant, rues pavées luisantes de la pluie nocturne dans le matin clair et encore frais, et toi, ton rire, souvenirs brusquement décompressés, octets évanescents réchappés du formatage temporel, cristallisés en gels d'écran. Alors on dirait qu'il y aurait encore ces midis-là, à la crêperie rue de Nantes, ses tables de bois noueux mal équarries, ses nappes de texture plaquée photoréalistes, sa chaîne lo-fi et sa techno easy-listening en bruit de fond, à causer d'idées, de projets qui naissaient et passaient aussitôt, fuyant par la petite porte près des cuisines comme des mauvais payeurs, mais il resterait tout de même le cidre pétillant de tes yeux par-dessus la galette que tu ne finissais jamais, la fumée du tabac et l'arôme du café artisanal à la fin du repas, et le goût de tes lèvres juste avant que je ne te dépose au pied des bureaux d'ArtCom, dans le bloc bétonné aux formes seventies surlignées par l'oxydation. Alors on dirait que cette fois-là j'aurais su te faire sentir à quel point j'étais heureux que tu m'offres cet exemplaire de Breakfast in the ruins, mais encore plus d'écouter comment, telle une petite fille espiègle, tu t'étais arrangée pour le trouver sur le Net dans le dos d'Elsa ta chef, et de réaliser dans un vertige rétrospectif que tu n'avais pensé qu'à ça, pour moi, de toute ton après-midi au boulot, et je t'aurais serrée dans mes bras un peu trop fort, et j'aurais été un peu trop ému. Alors on dirait aussi qu'on partirait à nouveau en week-end à Saint-Malo, comme d'habitude hors-saison, victimes volontaires du caprice de nos coeurs chaotiques, mais ce serait la première fois, et ce serait sans nos portables - ton pc, mon bi-bande -, et on ferait semblant de se perdre dans les rues piétonnes de la ville intra-muros, juste histoire d'arriver un peu essoufflés à la porte de l'Alchimiste et d'ouvrir à nouveau de grands yeux étonnés en découvrant la déco, dans les méandres obscurs de l'adaptation rétinienne. Et il y aurait tes cheveux mouillés de pluie fine, et tu t'ébrouerais comme un jeune chien debout sur ton tabouret, dans le bar quasi-désert à cette heure, ceignant de pixels humides ta fraîcheur et ta grâce, comme un fourreau céramique sa lame de carbone. Et aussi un peu plus tard, le long de la digue et de ses troncs d'arbres sombres plantés verticalement dans le sable, nous foutant royalement des rares passants serrés, on dirait qu'à nouveau tu fuirais l'objectif fictif de mes mains réunies cadrant ton image, et qu'encore une fois je te rattraperais, les joues rougies, le souffle court, proie pantelante, consentante, de ce piège de granit et de nuages taillé à notre échelle. Et alors on dirait que tout soudain irait plus vite, et le vent dans nos coeurs, et le sang dans nos veines, et qu'alors il faudrait le décor sombre de ta chambre, l'accordéon écaillé des volets maintenu fermé par le métal gainé de plastique du sèche-linge, et la tristesse fugace du plaisir dans l'excès d'amour donnant à nos gestes l'aspect, un peu emprunté, de rituels d'enfants jouant à être sérieux. Et il y aurait ces moments où dans la fusion des corps, dans le déchirement des sens, on sent derrière la muqueuse qu'on est en train de frôler l'âme. Alors aussi on dirait que les jours tristes, les jours de bug, ne seraient là qu'histoire de, parce qu'on ne peut pas faire autrement, et que sans eux je n'aurais jamais vu ta petite moue boudeuse et ce regard un peu gris que tu prends alors, et nous passerions dessus en silence, comme un moteur de recherche évite les sites honteux. Puis au bout d'un moment, l'un de nous dirait, allons-y quand même, et alors ce serait de nouveau ta main dans la mienne, la foule dans la lueur jaune et irréelle des réverbères à la tombée du jour, et un film ou une expo, un ensemble complexe plus ou moins ordonné d'informations virevoltantes où se poser et se laisser aller, le bercement du flux urbain, rapide et souple, le creuset de notre amour. Et puis on dirait aussi qu'il n'y aurait pas eu tant de ces déchirements du dimanche soir, de ces instants véritablement glauques où je devais refaire le sac du retour, empilant fringues ou livres à rebours comme des enclumes sur le coeur, que même si je devais souvent repartir dans ma ville et te laisser seule dans la tienne, j'aurais trouvé quand même le temps de me libérer plus souvent, laisser tomber ce boulot ou je ne sais quoi, rompre ces attaches n'ayant que l'habitude pour tout fondement logique. Oui, on dirait alors que j'aurais osé vivre ça, performant, upgradé, malgré la vieille douleur quantique, le sinuement viral au coeur du coeur, et que j'aurais été là ce jour-là, et qu'il serait peut-être passé quand même mais que tu ne l'aurais pas vu, occupée que tu étais à te dépêtrer de mes bras et de mes baisers, et que de toutes façons tu te serais fichue des inconnus, et que la solitude ne t'aurait pas pesé, n'aurait pas pu te peser, puisque j'aurais eu le courage de te suivre à temps, car les héros n'hésitent jamais, et que derrière ton dos j'aurais tiré, mais ça aurait fait comme dans un film, un petit plop que personne n'aurait entendu, et personne n'aurait rien vu ni rien dit, et tu ne l'aurais pas rencontré, car comment rencontrer un nuage, et je n'aurais pas été là, crispé, écoutant l'écho sans fin de ce rire que tu n'auras jamais eu, et je n'aurais pas su quelle chose inarrivée me faisait fugitivement monter un semblant d'humidité salée au regard.

Achim Bloch, 02/2002


Commentaires
Calivhere - 2010-05-28 18:48:19
Merci !!

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A propos de cet article


Titre : ACHIM BLOCH « DONNÉES FRAGMENTAIRES IRRÉCUPÉRABLES »
Auteur(s) :
Genre : Fiction
Copyrights : Achim Bloch
Date de mise en ligne :

Présentation

Données fragmentaires irrécupérables, une courte nouvelle d'Achim Bloch, collaborateur de longue date de La Spirale, dans laquelle se développe une mélancolie futuriste post-moderne qui ne va pas sans rappeler William Gibson et les longues perspectives anxiogènes de la troisième vague du mouvement cyberpunk.

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