GRETA GRATOS « LE MONDE A FAIT DE MOI UNE PUTAIN, JE FERAI DE LUI UN BORDEL »


Enregistrement : 03/03/2020

Comment combattre le climat anxiogène de ce début d'année 2020 de plus jolie manière que par le biais de cette interview exclusive de Greta Gratos, diva de l'underground lémanique et d'ailleurs, dont nous adorons tout autant la plume acérée que les prestations scéniques, les thés dansants endiablés, ou encore la production musicale et picturale ?

Un entretien qui invoque, au sens quasi magique du verbe, l'intelligence et la résistance, la tendresse et la créativité, les désirs d'utopie, de liberté et d'indéfinissable. Paroles rien moins que nécessaires, que nous accueillons avec beaucoup de plaisir et une émotion toute particulière sur La Spirale. Encore et encore, la période impose une autre narration, aussi folle que drôle, optimiste et créative, comme seules les marges, leurs excentriques et leurs originaux, savent en produire.


Photographie de haut de page par Isabelle Meister, vignette autoportrait de Greta Gratos. Propos recueillis par Laurent Courau.







© Séverine Barde

J’aimerais démarrer par ce qui constitue généralement la fin de nos entretiens sur La Spirale et entrer de plein-pied dans le sujet qui me titille : celui du regard de Greta Gratos sur la période que nous traversons, sur ce tournant des décennies 2010 - 2020 ?

Une période troublée et troublante, violente par le retour de l'expression d'idées nauséabondes que l'on croyait disparues et qui n'étaient que dissimulées, occultées, tapies dans l'ombre guettant le moment propice pour refaire surface (la dernière guerre mondiale, par exemple, est désormais trop éloignée pour que la honte ne puisse empêcher certaines de leurs expressions). Violente aussi par le retour en force de l'homophobie, de la transphobie, après une période qui semblait progressive. Troublante par cette violence inévitable et légitime qui se doit de réagir en réponse à toutes les inégalités, par cette libération de la parole qui jaillit à tous niveaux.

J’ai eu la chance d’atterrir à Genève en 1987 ou 1988, à la belle époque des squats. Et de fréquenter l’Îlot 13 ou les Philosophes, parmi tant d’autres ; une période qui préfigurait, bien sûr, l’ouverture de l’Usine. Trois décennies ont passé, depuis. Qu’est-ce que Genève a gagné ou perdu durant cet intervalle ?

Genève a voulu faire disparaître l'un de ses deux visages. Celui de Genava, sa déesse tutélaire, la bouche de la rivière. Celui de Guenièvre (en italien, la reine et la ville portent le même nom... Ginevra). Un visage féminin, qui donnait à la Ville un certain équilibre face à celui, dominant, économique et politique des banques, assurances, multinationales et organisations internationales. La Ville, qui comportait le plus grand nombre de squats d'Europe s'est terriblement appauvrie en cédant aux voix des sirènes des Villes propres et sécuritaires.



© Séverine Barde

Revenons peut-être sur la naissance de Greta Gratos (née sorcière, devenue fée) ? Ayant eu l’occasion d’entendre cette belle histoire, j’aimerais la partager avec nos lectrices et nos lecteurs.

À l’origine, mon créateur pensait évoquer, comme à chacune des éditions du T dansant, une figure allégorique en adéquation avec la thématique. Après un empereur romain décadent pour « les roses d’Héliogabale », qui donc pourrait-il incarner pour « le bal des Sorcières » ? La figure traditionnelle du sorcier évoquant trop pour lui le patriarcat, il se décidait pour une figure féminine, une sorcière, sans vraiment savoir que j’attendais, tapie sous son épiderme, le moment opportun pour me manifester. Pour lui, elle se devait d’être rousse, la peau pâle, des lèvres pourpres. Sa couleur serait le jaune (couleur limite, de la porte des Enfers, des courtisanes vénitiennes, des fous et lépreux du Moyen-Age, des moines tibétains...). Un trait d’eyeliner et cette forme particulière de bouche qui est devenue la mienne pour un maquillage qui se concentrerait uniquement sur les endroits où s’expriment le regard et la voix.



© Les Portraitistes Mondaines : Elena Oriza, Elena Montesinos

Seul devant la glace de cette loge qui était encore sienne, il m’a aperçue pour la première fois et je lui ai fait peur. Il a réalisé qu’il suffisait de plonger un quart de seconde dans ses yeux pour le voir nu jusqu’au fond de l’âme. Avant de monter sur scène, il est allé directement au bar pour demander une vodka et se donner du courage. La personne derrière le bar lui a alors dit : « Pierandré, tu es monstrueux mais putain comme tu es belle ! » Sans réfléchir, il a répondu : « c’est normal pour une putain ». Ça commençait bien ; de sorcière, l’allégorie devenait prostituée. Plus tard, un enfant lui a demandé son nom. « Greta Gratos ». Son métier ? « Pétasse cosmique ». Cosmique ? Bien. Mais pétasse ? Le dictionnaire dit « prostituée débutante ». Aimant tordre le sens des mots, il a féminisé la définition de pétard : « petite pièce d’artifice, qui détonne avec un bruit sec et fort, utilisé pour la signalisation acoustique ou pour détruire les obstacles. Populairement, revolver : ‘il prit un coup de pétasse dans le buffet’ ». Et puis, la Favorite du T dansant (figure de proue des Messagères d’Amour) lui dit : « Greta, c’est un vrai personnage ; elle reste ! ».

L’occasion était trop belle ; j’ai pris sa place en égérie de la fête et incarné à mon tour des figures éphémères, de Cléopatre à Lucrèce Borgia en passant par la Reine de Coeurs, Shéhérazade ou Bonnie. J’étais née, suis restée et suis passée, au fil de mes apparitions, de Pétasse Cosmique à Reine des fées, des punks... et marraine de lieux, de festivals. Très vite je me suis retrouvée dans la rue pour défendre les causes qui me tenaient à cœur. Créature indépendante, nul besoin de metteur-e en scène ; le Monde est devenu mon espace de représentation et d’observation et me suis faite commentatrice des humaines manières.



© Isabelle Meister

Parfois, on s’y perdrait presque. Dans l’univers créatif de Greta Gratos, il y a des disques (Pandora's Dream, Quand la nuit descend), des autoportraits qui revisitent l’histoire de l’art, de la couture et des tenues de scène, des concerts, des performances, des textes, dont une chronique dans 360°, le magazine LGBT suisse, un récent film documentaire de Séverine Barde avec Pierandré Boo, les fameux T Dansants et encore une foule de choses que j’oublie. Quel est le secret de cette hyper-activité ? Et comment fait-on pour s’y retrouver, si tant est qu’il ne soit pas préférable de s’y perdre.

Le secret ? Je ne sais pas s’il en est un. C’est presque malgré moi ; j’ai l’esprit en perpétuelle effervescence, de jour comme de nuit. C’est un peu comme une toile dont chaque fil par moi tendu demande à se démultiplier. Ou comme une immense tapisserie que je broderais point par point sans prévaloir du résultat et dont je découvre le sens au fur et à mesure de mon avancée. Pour s’y retrouver (ou s’y perdre), il suffit de suivre ce fil d’Ariane que je suis dans un labyrinthe multidimensionnel et sans aucune limite. Et puis, je continue à penser que le talent n’a rien à voir avec un quelconque don divin qui viendrait ceindre le font de quelques bienheureux-ses ; qu’il n’est que l’expression d’une profonde nécessité de dire, une urgence de partager. Mon créateur a eu la grâce de me céder toute sa part créative pour se concentrer sur son travail d’acteur.



© Séverine Barde

Et encore... Je suis même devenue à mon tour actrice pour incarner une prêtresse dans le film de Romed Wyder Pas de café, pas de télé, pas de sexe, puis, sur scène, la reine Marguerite pour Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz mis en scène par Geneviève Guhl et l’une des quatre vocératrices du Vénus Vocero de Nadège Reveillon mis en scène par Agnès-Maritza Boulmer. J’ai tiré de mon créateur cette volonté de ne pas me spécialiser en une discipline unique mais de considérer toutes les disciplines comme des outils servant à développer un langage, chacune enrichissant les autres.

Je passe de l’une à l’autre sans réfléchir, selon les nécessités, désirs et caprices qui m’habitent ; voix, écriture, dessin, peinture, vidéo : en moi tout se mélange... comme les sexes des anges. Et je reste disponible à l’inconnu, au gré des rencontres et des propositions. De celles-ci sont né-e-s par exemple LINA, un hommage à la mère de mon créateur publié par Paulette Éditions, des collaborations avec Antoine Aurèche (alias Operation Of The Sun, Valfeu, TAT) et Desireless, une chronique dans la nouvelle émission de Christine Gonzales « Question Q » sur la Radio Suisse Romande (« Sexto », avec laquelle je découvre une couleur nouvelle dans mon écriture : l’érotisme et qui me rappelle mes chroniques pour Couleur3 « Greta Gratos découvre les humaines manières » et « Vilaine » il y a bien longtemps).

J’aime me confronter à ce que je ne connais pas et tout est prétexte à de nouvelles aventures. Tout dernièrement, on m’a proposé d’écrire l’un des tomes futurs de « Gore des Alpes », une collection de romans noirs mêlant l’horreur, le sexe et l’humour. Quelques pistes se dessinent déjà dans mon esprit...



© Coline Amos

J’évoquais plus haut l’Usine. Un lieu cher à ton coeur, si je ne m’abuse ?

Un lieu qui m’est précieux, oui et sans lequel je ne serais probablement pas née, dans lequel j’ai pu me développer et m’épanouir. Que je défends bec et ongles contre vents et marées parce qu’il existe grâce à la persévérance de cette association autogérée qui, loin d’être parfaite, se renouvelle et continue de s’interroger sur ses pratiques après 30 ans d’existence.

Comment présenter le fameux T Dansant à nos jeunes, qui n’ont pas encore eu la chance de fréquenter ce charmant rendez-vous (parfois qualifié de « vodka dansante ») ?

Une fête dominicale, mensuelle à l’origine et, depuis quelques années, plus sporadique, événementielle. Elle débute à 17:00 et se termine à minuit ou plus si affinités, dans le Zoo de L’Usine, re-décoré pour l’occasion. On y boit plus de vodka et de champagne que de thé. D’ailleurs, il n’y a pas de thé. C’est un caprice, une fête décadente et gratuite qui mélange en grande convivialité les âges, genres et origines. On y danse et pas que des danses de salon. La valse y côtoie la pop, le rock, le punk, l’electro et des styles indéfinissables. J’y accueille le public, anime la soirée et tiens parfois des discours enflammés.

Je n’interviens jamais dans les choix musicaux des deux DJs (Radio Momie et David de Bâle) mais, n’aimant pas les autoroutes mono rythmiques, je leur demande de ne pas chercher la linéarité et de ne pas avoir peur des contrastes et ruptures dans leur succession de mini-sets (le principe est trois titres par l’un, puis trois par l’autre). J’y chante, souvent en improvisation, ici et là au gré de mes humeurs et de ce que je ressens du public, de l’atmosphère et suis entourée par les Messagères d’Amour, auxquelles on peut faire appel pour envoyer un billet doux à un-e inconnu-e, sans qu’elles ne révèlent l’identité de qui a envoyé le message originel.




© Séverine Barde

« Le monde a fait de moi une putain, je ferai de lui un bordel » À quoi ressemblerait ce bordel cher à Greta Gratos ?

Une utopie qui ne peut être réalisable qu'avec un élan formidable de toutes et de tous. Un Monde d'ouverture et d'intégration, où le terme de tolérance, ayant perdu de son sens, disparaîtrait des vocabulaires. Où la sexualité des un-e-s et des autres ne concernerait personne d'autre qu'elles et eux et ne poserait donc aucun problème (fantasmes, peurs et projections). Une Utopie où nationalités, frontières, petits et grands pouvoirs disparaitraient des mappemondes, où les richesses seraient équitablement réparties...

Dans des sociétés en crise, où les chroniqueurs agressent verbalement les invités des émissions de divertissement, où les réseaux sociaux débordent d’anxiété et d’agressivité, est-ce que  la générosité et la tendresse ne constitueraient pas - encore une fois - l’ultime forme de rébellion ?

Je me pose en effet cette question et ma réponse est oui, absolument (même si le Monde semble bien ne pas être prêt pour cela). J'attends et appelle de mes voeux toutes les fées pour que ces vagues de violence (parfois nécessaires, voire inévitables) s'apaisent pour que nous puissions travailler en profondeur. Et je continue, contre vents et marées, à tenter par mes interventions à les faire exister.



© Isabelle Meister

Lors d’une interview télévisée, Greta Gratos évoquait son refus de l’idée-même de « tolérance ». J’aimerais que l’on revienne sur cette nuance d’importance…

Je n'aime pas ce mot. Il porte en lui de la condescendance vis à vis de celles et ceux qu'on tolère. On ne les accepte pas, ne les intègre pas. Ça ne me convient pas. C'est quelque chose de forcé parce que, selon l'air des temps, on ne peut pas faire autrement. La tolérance avance masquée... Pour moi, ça manque de sincérité et ça ne va pas assez loin. Et puis, la tolérance s'arrête quand elle veut... ou que l'air du temps ait changé.

De même, j’ai beaucoup aimé l’idée de « dé-définir » des termes tels que le queer ou l’anarchie. Notamment par refus d’une normalisation, qui reste effectivement un outil de domination pour qui édicte ces normes. (sourire) Et peut-être même par méfiance de ces néo-communautarismes, qui tendent parfois à nous dresser de manière absurde les unes contre les autres ?

C'est en effet difficile de définir l'indéfinissable sans le teinter de frontières où de chercher à l'amener dans quelque chose qui nous convient et en restreint le sens. Le besoin de définition existe bien-entendu pour résister aux Mondes dominants mais ça ne me satisfait pas. Et je vois une multiplication de cellules qui se scindent en plus petites cellules qui se scindent encore et encore... et se définissent à tel point qu'elles en deviennent antagonistes, voire ennemies. Je le comprends, mais je repense à ce dicton italien qui dit Tra due litiganti, il terzo gode : « entre deux parties qui se battent, c'est la troisième qui jouit ». Et plus il y a d'oppositions entre les « petit-e-s » et plus ça facilite le travail du « grand »... et ce « grand » pour moi c'est le Monde et toutes les structures oppressives.



© Isabelle Meister

Au-delà de tout ça, est-ce qu’il n’appartient pas aux artistes et aux marginaux de tous poils d’embrasser la folie de ce début de 21e siècle que nous annonçons depuis de longues années, au travers de nos spectacles, de nos disques, de nos films et de nos livres ?

Notre rôle, s'il en existe un, est multiple. Résister, bien-entendu et adopter une posture claire face aux événements auxquels nous sommes confronté-e-s. Mais aussi faire émerger et développer nos univers, notre poésie, voire notre folie, nos couleurs uniques.

Une bien jolie manière de ne pas définir nos rôles, tout en encourageant les belles énergies, merci. (sourire) Et justement, terminons sur une touche optimiste et volontaire. Qu’est-ce qui te donne encore envie de créer, d’avancer et de te battre ? Et quelque part, par là-même, de garder espoir ?

Je n’ai pas besoin de garder espoir pour continuer; ça n’est pas dans ma nature d’espérer. L’espoir est souvent déçu et je n’aime pas être déçue. Ni optimiste ni pessimiste, je suis plutôt fataliste tout en continuant à faire exister les fées, à alimenter ces belles pensées qui volent de moi à vous, de vous à moi.

Dans Peter Pan, il est dit : « chaque fois qu’un enfant dit qu’il ne croit pas aux fées, l’une d’elle tombe et meurt ». J’ajouterai : « mais chaque élan, chaque désir, les fait naître par milliers ». C’est peut-être ça qui me fait tenir, tout comme chaque fois qu’au cœur de la laideur du Monde se dresse la Beauté, la vraie, que mon chemin croise un acte, une parole poétique.



© Greta Gratos - Autoportrait d'après Lucas Cranach : Salomé


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Titre : GRETA GRATOS « LE MONDE A FAIT DE MOI UNE PUTAIN, JE FERAI DE LUI UN BORDEL »
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