CHARLOTTE GRONDIN & GUILLAUME PIN « BEYOND BIZARRE, THE LIFE AND ART OF JOHN WILLIE »


Enregistrement : 05/09/2023

1957. Midtown est alors le quartier où se concentre la subculture « bohème » new-yorkaise, là où se mêlent pornographes, artistes, agents de la CIA armés de LSD, poètes Beat, membres de la pègre, musiciens de jazz, prostitués, homosexuels et fétichistes.

Dans leur luxueux appartement moderniste, Lenny Burtman, éditeur et distributeur de magazines et de films BDSM, et sa femme, la célèbre modèle Tana Louise, reçoivent un cercle d’initiés pour leur habituelle soirée échangiste. John Willie, surnommé le Rembrandt du porno-pulp, observe la maîtresse de maison, parfaite réplique de ses illustrations et de son personnage U69, avec ses cheveux de jais, sa petite frange et sa bouche écarlate ; la taille, les jambes et les avant-bras gainés de cuir. Elle est en pleine conversation avec l’associé de son mari, Benedict « Ben » Himmel, ancien « représentant syndical » et patron de bars. À leurs côtés se trouvent Eric Stanton et Gene Bilbrew, la nouvelle génération d'illustrateurs. Willie se remémore que le roi du porno de Times Square, Eddie Mishkin, les paye entre 100 et 350 $ par histoire. La somme lui semble colossale. Il ne s’en rembrunit que davantage. 

Sans conviction, il écarte le rideau de velours qui sépare les affairistes des pratiquants. Il ne distingue que de vagues silhouettes se mouvant dans la pénombre, et les particules de peau et de sueur dans la lumière du projecteur. À l'écran, une bombe atomique se fait attacher sur une croix de Saint-André. Il a oublié, on ne les nomme plus comme cela, mais de noms d'animaux inoffensifs : poulette, chienne, voire « bunnies », depuis l'avènement de Playboy. Le film n’a plus rien à voir avec les « blue movies » de son époque, ces pornos amateurs parfois développés dans des baignoires, distribués sous le manteau ou au porte-à-porte, et projetés uniquement dans les bordels. À présent, ce sont des équipes de production entières et les granges se louent pour les tournages jusqu'à cinquante kilomètres à la ronde. 

Willie n’est pas d’humeur joueuse, ce soir. Il termine son whisky et se dirige vers la jeune soubrette en charge du vestiaire. Peut-être est-il agacé par le succès de son hôte et concurrent. Lenny, en développant le premier réseau de distribution national, a même surpassé Irving Klaw auprès duquel il avait pourtant commencé comme photographe. Willie, lui, est un artiste. Il n’a jamais eu le sens des affaires. Il a revendu sa revue Bizarre l'année précédente et l’argent vient déjà à lui manquer. Il pense sérieusement à accepter l’offre de Klaw pour les planches originales de Sweet Gwendoline. Près de dix ans auparavant, Robert Harrisson avait réussi à revitaliser son « girlie magazine » Wink en les publiant en série. Lui n’a pas ce talent. 

La petite qui lui tend son manteau lui rappelle Judith Ann Doll, une modèle assassinée quelques mois plus tôt, juste après avoir posé pour l’une de ses séances de photo-bondage. Harvey Glatman, « The Glamour-Girl Slayer », l’avait attirée sous le prétexte d’un shooting de « demoiselle en détresse ». C’est décidé, il vendra Gwendoline et ira se retirer en Californie. 



Pat et Judy (la blonde), victime du « Glamour-Girl Slayer »
© Photographie de John Willie (1957)


John Alexander Scott Coutts est né à Singapour en 1902 et a grandi à St Albans, une banlieue du nord-ouest de Londres. À 19 ans, il entre à l'Académie royale militaire. Sous-lieutenant dans l’infanterie, il démissionne en 1925 après avoir épousé une hôtesse de boîte de nuit sans l'autorisation de son commandement. Exilé en Australie, il découvre le milieu des fétichistes des pieds dans une boutique de chaussures de Brisbane et la revue London Life où, pour la première fois, ses fantasmes se matérialisent. Au sein du très fermé High Heel Club, il commence sa carrière de photographe et sa deuxième femme, Holly, s’avère un modèle exceptionnel.

En 1938, frustré que London Life refuse de publier l’une de ses lettres sur l’esclavage et la traite des blanches, il se met en tête de créer sa propre revue, plus extrême, plus libérale. Que fait-il pendant la guerre ? Les récits divergent, et certains prétendent qu’il aurait été espion. En 1945, nous le retrouvons à Montréal où il publie, malgré la pénurie de papier, le premier numéro de Bizarre. Entièrement son œuvre, des illustrations aux textes, des photographies au courrier des lecteurs, il la signe « John Willie ». Du terme argotique britannique désignant l’organe sexuel masculin.

Introduit dans le milieu BDSM new-yorkais par le costumier de théâtre burlesque, Charles Guyette, Willie rejoint la Grande Pomme en 1947. Il y publiera une vingtaine de numéros de Bizarre, mais son plus grand succès sera la série de bandes-dessinées Sweet Gwendoline. John Coutts décède en 1962, le jour de la mort de la plus grande pin-up de tous les temps, Marilyn Monroe. 

Aventurier au long court à la vie plus que romanesque, illustrateur de génie dont les aquarelles ont marqué l’inconscient collectif jusqu'à nos jours, John Willie a fasciné le réalisateur Guillaume Pin et son amie Charlotte Grondin, chargée de mission au ministère de la culture et détentrice d'un Master en histoire de l’art. Ensemble, ils réalisent le documentaire Beyond Bizarre, The Life and Art of John Willie qui sera projeté en avant-première à L’Étrange Festival. 

Si ce film est la première expérience cinématographique de Charlotte, Guillaume n’en est pas à son coup d’essai. Il n’est pas même étranger à l'érotisme ou à L’Étrange Festival, puisque VagabondageS, son court-métrage sur le shibari, y a obtenu le Prix du Public en 2019.


Article et propos recueillis par Ira Benfatto.

BEYOND BIZARRE, THE LIFE & ART OF JOHN WILLIE
Un film de Charlotte Grondin & Guillaume Pin

2023 I France I Documentaire I 1h36mnI VOSTF I Couleur
Première mondiale

Honorable Anglais destiné à une carrière militaire, né John Alexander Scott Coutts, John Willie (1902-1962) deviendra l’un des chantres de l’esthétique fétichiste et bondage. Styliste, photographe, dessinateur de génie, il reste l’homme des demoiselles attachées et fouettées à moitié nues, au regard désemparé, entre glamour et perversion. La revue Bizarre ou la BD Gwendoline ? C’était lui.

Dans ce documentaire ludique et très documenté, Charlotte Grondin et Guillaume Pin nous content ce destin hors du commun, aux zones d’ombre qui nourrissent encore le fantasme (a-t-il été espion?), confondant réalité et fiction. Le voici enfin reconnu à sa juste valeur, cet esprit libre, icône de la contre-culture. Comme l’écrit Jean-Pierre Dionnet: «Le temps passe. Alors l’étrange, le bizarre, le mineur, le déviant [...] reviennent. Les artistes qui n’ont pas su ou pas voulu entrer dans le rang rentrent dans la lumière. » Effet coup de fouet garanti !

Jeudi 07/09 • 19h30 • Salle 100
En présence de l'équipe du fim

Dimanche 17/09 • 14h30 • Salle 100
En présence de l'équipe du film





Pourriez-vous nous raconter la première fois où vous êtes tombés sur une œuvre de John Willie et ce que cela a provoqué chez vous ?

Guillaume : Je crois que la première fois que je remarque son travail, c’est un exemplaire du recueil de photos Plusieurs possibilités, publié en 1985 par Futuropolis. Je ne sais pas que c’est John Willie. Son nom est discret sur la couverture. Je dois avoir 13 ans et cette imagerie m’inspire. Comme je suis un fan de BD, de cinéma, de SF, j’écoute du heavy metal… j’écume les festivals de bande-dessinée et quand je tombe sur des vieux numéros de Métal Hurlant, ça me parle, évidemment. La revue a cessé d’exister à l’époque, je suis donc un lecteur de Métal à rebours. J’achète tous les vieux exemplaires que je peux et je finis par tomber sur la pub pour leur édition de Gwendoline. Il n’y a que la couverture il me semble, ou peu s’en faut. Mais ça suffit pour m’attirer l'œil. Surtout, la qualité du dessin m’impressionne. J’ai déjà découvert certains dessinateurs de la même époque comme ENEG, toujours dans Métal, mais je ne ne suis pas épaté par le trait. Sur Willie, si. Et toujours dans cette noble revue, je trouve un article sur Plusieurs possibilités, justement. Je fais le rapprochement, et je me précipite dans la librairie où le fameux bouquin prend toujours, quelques années après, la poussière sur une étagère. Je l’achète, je le planque dans ma chambre… Et ça commence comme ça. Ce que ça a surtout provoqué chez moi, et ce que Willie va en fait provoquer chez énormément de gens, volontairement de son vivant, et de façon constante ensuite, c’est d’abord une déculpabilisation immédiate quant à l’attrait pour ce genre d’imagerie. Il n’y a pas internet et on ne parle pas de ce genre de choses aux camarades de classe qui commencent à lire Lui ou Newlook en cachette. Moi ça m’ennuie gentiment. Je découvre l’érotisme par le prisme de la BD. Manara, Crepax, Serpieri et puis Saudelli et Baldazzini qui justement font (comme par hasard) beaucoup de bondage à la Willie. Avec John Willie, on a un artiste qui fait ça avec beaucoup de recul, de douceur, un vrai oeil esthétique, un dessin incroyable et des photos et des histoires très bon enfant. C’est drôle, jamais glauque, toujours d’un goût impeccable. On peut aimer ça. On a le « droit ». Et puis ça paraît dans Métal et pour moi c’est un vrai déclic. Je suis fan de toute la bande alors je me dis que si c’est bon pour Moebius, Druillet, Dionnet et toute la clique, c’est bon pour moi aussi. Si on me dit que je suis dingue, je peux répondre que je suis dingue comme eux. Ça me va.

Charlotte : Un jour, cela devait être en 2018, Guillaume m’envoie un fichier PDF de la bande dessinée Sweet Gwendoline en me disant : « je pense que tu vas aimer ! ». En l’ouvrant, je me suis rendue compte que même si je ne connaissais pas le nom de John Willie, j’avais comme une sensation de « déjà-vu ». Le dessin, l’histoire… J’avais dû tomber auparavant, probablement en fouillant sur internet, sur des dessins de lui mais sans jamais m’arrêter sur le nom. Et il y avait quelque chose de presque intemporel dans cette histoire qui m’a tout de suite paru familier. La demoiselle en détresse, la paire de méchants en carton… J’avais l’impression d’avoir déjà vu ça mille fois à la télévision ou encore dans les livres que je lisais enfant comme les aventures d’Alice détective.

Et il avait raison, j’ai beaucoup aimé ! C’était comme si j’avais retrouvé une émotion, une sensation qui m’avait marquée plus jeune mais que je n’avais jamais pu identifier ou relier à quelque chose de concret. Et puis il m’a offert le très beau livre Attachements des éditions Imogene et j’ai découvert que John Willie était aussi photographe ! Soudain, je voyais ses dessins transposés dans le réel.



Portrait de John Willie © DR

Au-delà du fait qu'il n'en existe pas (sourire), qu'est-ce qui vous a donné envie de réaliser ce film ? Et comment est née votre collaboration ?

Charlotte : On est un peu tombé des nues en découvrant qu’il n’existait aucun film documentaire sur John Willie (ou alors introuvable) ! D’accord il évolue dans un milieu underground, mais son aura et sa renommée chez les amateurs de ce type d’imagerie nous font penser qu’on va trouver quelque chose. Or, nada !

Guillaume : Donc on s’est dit tout de suite qu’il fallait combler ce vide. En fait, moi je voulais faire quelque chose, filmiquement, autour de Willie depuis très longtemps. Je ne savais pas exactement quoi. Un court métrage, un hommage... Je ne pense pas au documentaire. Ça n’est pas mon rayon. L’impulsion de départ c’est que je veux offrir Gwendoline à Charlotte. Je n’en trouve pas, mais je tombe sur un recueil de photos de Willie : Attachements. Incroyable ! Il vient à peine de sortir, il est édité par une maison récente et… française !! Imogene. Je l’achète du coup, et c’est un joli petit volume, soigné, bourré de photos inédites pour moi, et aussi d’informations assez précises. En plus Imogene n’est pas du tout une maison spécialisée dans l’érotisme ou le fétichisme. On se dit qu’il y un truc qui se passe. Même si c’est discret, il y a un intérêt pour Willie qui n’est pas mort. Tout ça se passe au moment où je viens en effet d’avoir le prix du public à L’Étrange Festival. Pour un court-métrage sur le kinbaku, que j’avais fait avec l’artiste Nicolas Arnoy : VagabondageS. C’est un film un peu expérimental, je le présente comme tel. Et là, L’Étrange met dans leur programme que c’est un « documentaire expérimental ». Du coup je me dis que je peux faire du docu’ comme je n’arrive pas à monter de fiction. C’est moins cher, on est plus libre… Cette histoire de recueil de photos me montre la voie directe. Et puis la vie de Willie est bourrée de vides, d’inexactitudes, de légendes plus ou moins délirantes. L'œuvre nous touche beaucoup, mais le type a l’air étonnant aussi. Du coup il y a de la matière. Et on s’est lancés direct en fait.

Charlotte : On a commencé très naturellement à faire nos recherches ensemble, et il m’a finalement proposé qu’on le co-réalise. J’ai pris un peu de temps pour y réfléchir, n’ayant pas d’expérience dans ce domaine et étant loin de me considérer comme une spécialiste de John Willie. Mais voilà, il y avait ce sujet qui nous passionnait, on était très motivé, et on avait très envie de le faire connaître, au-delà du petit milieu qui l'adorait déjà. Guillaume avait les compétences techniques et tout le matériel nécessaire, donc on est parti bille en tête sans trop se poser de questions en se disant que l’idée était bonne et qu’il fallait voir où elle nous menait, même si ça n’était pas très loin.

Guillaume : Avec Charlotte, notre collaboration est allée de soi. Même si elle n’avait jamais fait de film, je savais qu’elle serait d’une grande aide pour les recherches, l’écriture, le point de vue. Et puis je savais que ça allait prendre du temps. Je ne me voyais pas faire le voyage seul, mais il me fallait le faire avec quelqu’un de proche et qui comprenne bien le truc. Finalement, elle a appris sur le tas ce dont elle avait besoin et on a véritablement tout fait à quatre mains.



Publicité pour Bizarre Magazine © DR

Il existe très peu de documentation sur John Willie, le cours de sa vie est assez flou, lui-même a détruit ses archives juste avant sa mort en 1962 et ce qu'il en reste est parfois censuré, comme ces planches originales de Gwendoline par Eric Stanton à la demande d'Irwin Klaw (pionnier du milieu ayant rendu Bettie Page célèbre), etc. Comment avez-vous contourné tous ces obstacles pour la réalisation de votre documentaire ? Et avez-vous découvert des faits inédits ou peut-être surprenants ?

Guillaume : Les planches dessinées de Willie, on les a toujours eues. Il a fait assez peu de choses en fait et dès la première édition posthume américaine en 74 par J.B. Rund qui va avoir une importance capitale pour la suite. Ensuite les Humanoïdes Associés en publient une version française en 1975, il y a déjà presque tout, à part l’histoire inachevée The Golden Idol. Et on y trouve la version originale de l’histoire censurée par Stanton à la demande de Klaw à laquelle vous faites référence, The Missing Princess. Parce que John Willie a d’abord vendu cette histoire à ses abonnés de Bizarre. Par correspondance, sous forme de tirages photos. Ensuite il a donné license à Klaw pour la vendre lui-même, et Klaw l’a censurée. Mais la version originale avait déjà circulé dans les années 50, et elle n’était pas compliquée à retrouver et à éditer. Pas pour J.B. Rund en tout cas. Et puis Rund sort en 2008 une édition bien plus complète de Gwendoline dont Delcourt publie une version française en 2012 sous l’impulsion de Vincent Bernière. Donc à ce moment-là, on a pratiquement tout ce qui existe ! Toutes les BD, même les inachevées, des croquis, un certain nombre d’aquarelles… Et pareil pour les photos puisque Rund y a consacré un autre énorme ouvrage, Possibilities en 2017. Si on ajoute l’édition Tachen des Bizarre, sortie dans les années 1990, en ce qui concerne le travail de John Willie, on a pas de soucis particuliers à se faire, tout est accessible. Pour ce qui est de sa vie, c’est une autre histoire…

On était conscients de ne presque rien avoir à ce sujet. C’est aussi ce qui nous excitait un peu d’ailleurs. On avait commencé des recherches par internet, mais ça se résumait en gros à une biographie de quinze lignes bourrée de contradictions. On avait repéré les ouvrages publiés par Bélier Press. Et on avait le livre des éditions Imogene qui semblait en être une sorte de résumé. La longue préface racontant la vie de Willie semblait être très documentée. Et signée « J.B. Rund ». Le même nom que la préface qu’on avait dans l’édition des Humanos parue… 45 ans avant ! Donc on s’est renseignés sur ce mystérieux personnage et on a vite compris que si on voulait faire quelque chose d’un peu substantiel, il fallait passer par lui.

Charlotte : Effectivement, on trouve relativement peu de choses sur sa vie, et beaucoup de ces choses sont des légendes plus ou moins fondées. Nous avons rencontré les deux éditrices de chez Imogene qui nous ont donné le contact de Rund, en nous précisant bien que 1. On ne pourrait rien faire sans lui et que 2. Il avait, disons, son caractère… On a finalement décidé de lui écrire. Un long mail, pour lui parler de notre démarche et de notre projet. On ne faisait pas les fiers en l’envoyant. L’enjeu était énorme parce que sans son aide, nous n’avions pas de film, et il nous fallait absolument gagner sa confiance.

Guillaume : Et il nous a répondu… 30 minutes plus tard ! Sans rire. Méfiant, mais très intrigué et pas du tout fermé à l’idée. On n’en revenait pas. Donc on a correspondu avec lui, on l’a apprivoisé. On a même tourné un petit teaser pour lui montrer l’approche qu’on voulait avoir et comment on voyait John Willie. Il a adoré et nous a donné le feu vert pour venir le voir à New York, en précisant de rester au moins une semaine parce qu’il avait « des choses à nous montrer ». On a pas beaucoup réfléchi, on a embarqué une caméra et un vieil ami, Sébastien Charavin, pour nous filer un coup de main, et on est parti.

Charlotte : Ça c’était en mars 2020. On a passé une semaine chez Rund. C’était très important pour lui d’apprendre à nous connaître, et d’être sûr que le film que nous voulions faire allait être fidèle à John et à sa personnalité. Il a enquêté sur John Willie pendant des années, et tout ce que l’on sait aujourd’hui sur sa vie, c’est à Rund qu’on le doit. Il a mené des entretiens avec des gens qui l‘ont connu, retrouvé et sauvé des originaux, collecté des lettres…

Guillaume : Quand on est arrivé, c’était comme à Noël ! Rund nous a ouvert TOUTES ses archives. 300 pages de documents divers, la correspondance privée de John, des lettres de ses amis, la retranscription de l’entretien avec l’Institut Kinsey… Il a mis à notre disposition tout ce qu’il avait.

Charlotte : Et, il nous a accordé une interview de plus de trois heures, où il a déroulé la vie de John, émaillée d’anecdotes. Et c’était drôle parce toutes les intuitions qu’on avait sur le genre d’homme qu’était John, basées sur les quelques informations qu’on avait pu trouver et sur son travail… Tout s’est révélé juste. Un homme éduqué, plein d’humour, attachant, passionné mais un peu branleur, inspiré mais très mauvais pour se faire de l’argent. Un vrai artiste! Lorsque nous sommes rentrés de New York (en plein confinement), avec les transcriptions des lettres et l’interview de Rund, on savait qu’on avait la colonne vertébrale de notre film, et qu’il y avait une histoire passionnante, drôle et émouvante à raconter.

Guillaume : Et c’est là qu’on a commencé à travailler avec Beatrice Borowiec, de Pistoleros, qui est une amie de longue date, pour rendre le projet vraiment concret. Et on a continué sur notre lancée. Tout ça pour vous dire que du surprenant, on en a beaucoup, et de l’inédit, on a quasiment que ça !

Charlotte : Une des choses qui a été le plus difficile dans l’écriture du film qui s’est faite au fur et à mesure des interviews, c’était le numéro d’équilibriste permanent entre : faire un film pour les amateurs de John Willie qui veulent en apprendre plus sur sa vie, et faire un film pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de Willie et qui ne connaissent pas ces thématiques, mais qui pourraient être séduits par son talent immense de dessinateur et par sa personnalité attachante. Si tout le monde repart content, que le talent de John est reconnu à sa juste valeur et qu’il acquiert un peu plus de notoriété grâce au film, on aura réussi notre pari. Mais au-delà de tout ça, ça a surtout été pour nous une aventure incroyable, pleine de rencontres avec des gens adorables qui nous ont ouvert leur portes et qui nous ont fait confiance. On a fini par appeler ça l’effet « John Willie ». Je pense qu’entre gens passionnés, on se reconnaissait ! Ça a aussi été très dur de couper ! On a enlevé beaucoup de choses pour éviter d’avoir un film de 3h, mais nous avons en projet quelque chose qui nous permettra d’utiliser toutes les savoureuses anecdotes qui ont été coupées au montage…



Publicité pour Sweet Gwendoline © DR

John Willie est surtout connu pour son personnage de Gwendoline, l'archétype même de la jeune fille en détresse. Celle-ci apparaît tout d'abord dans les pages de son magazine Bizarre, publié entre 1946 et 1959, et dont les premiers numéros étaient intégralement son œuvre, des illustrations aux textes, en passant par les photographies et, on le suspecte, le courrier des lecteurs. Comment arrivait-il à déjouer la censure de l'Amérique puritaine d'après-guerre? Et pourriez-vous nous décrire ce milieu underground du fétichisme US de l'époque ?

Guillaume : Après la seconde guerre mondiale, ça ne se passe pas du tout comme après la première, où les gens vont avoir besoin de se lâcher et ça va donner les années folles. C’est exactement l’inverse. C’est très normatif, et extrêmement puritain. Aux USA en particulier. Sous le vernis de l’American Way of Life bien proprette, l'ambiance est à la paranoïa. Le code Hays a déjà « rectifié » Hollywood, puis le comics’ code les bandes dessinées. On a Hoover, on a Mac Carthy… bref, c’est pas la teuf pour les « pervers ». On ne parle pas de sexe. Du tout. En fait ça n’existe pas, à part pour faire des enfants.

Charlotte : Mais le milieu underground du fétichisme US existait d’ailleurs avant l’arrivée de Willie. On peut notamment citer Charles Guyette qui sévit dès les années 1930 et qui va influencer toute la génération d’artistes à venir, les Willie, les Stanton, les ENEG et Leonard Burtman. Et même si la censure était effectivement très forte dans les années d’après-guerre, elle était également très hypocrite. Et on sent le vent tourner à ce moment-là. On a l’arrivée du magazine Playboy en 1953, les « girlies magazines » de Robert Harrisson, l’avènement de la figure de la pin-up, le glamour hollywoodien commence à s’affranchit du code Hays, et enfin les rapports Kinsey qui préfigurent les travaux de Masters et Johnson à la fin des années 1950. On a là les prémices de la Révolution sexuelle et des bouleversements des années 1960.

Guillaume : Et bien entendu, au milieu de tout ça vont naître plein de façons de contourner les règles. Qui sont de toute façon absurdes puisque les gens qui les ont établies ne comprennent rien à ce qu’il se passe. On ne peut pas présenter de nudité, ni de couples hétéros. Encore moins d’actes sexuels évidemment. Mais on peut présenter des femmes entre elles, puisque l’homosexualité n’existe pas. Surtout chez les femmes. Elles n’ont pas de désirs de toute façon ! Et on peut s’attacher, se fesser, faire du catch en bikini, porter toutes sortes de tenues improbables… C’est mal vu bien sûr, mais ça n’est pas strictement illégal. Donc Klaw par exemple va se glisser dans ces interstices. Et John Willie débarque aux USA dans cette ambiance, avec son projet de revue « haut de gamme », mais surtout militante. Il veut partager, permettre aux gens qui fantasment dans leur coin de se rencontrer, etc… C'est vraiment un pan de lui qu’on a découvert en faisant le film. On savait que c’était quelqu’un qui pratiquait ce qu’il dessinait, ce qui n’était pas nécessairement le cas de ses camarades, Stanton, Jim, Eneg, et certainement pas le cas de Klaw que tout ça n’intéressait pas du tout.

Charlotte : Techniquement, Willie n’était pas hors la loi. Dans ses photos, il n’y a jamais d’homme. Ensuite dans ses dessins, à part dans The Missing Princess qui est un peu à part, les femmes ne sont jamais dénudées et il n’y a aucune suggestion de « sexe » à aucun moment. Dans The Missing Princess, que l’on peut considérer comme sa seule œuvre « commerciale », on a quelque chose d’un peu plus sadique, avec effectivement des corps nus ainsi que des traces de fouet qui ont ensuite été masqués par Stanton à la demande de Klaw parce qu’il voulait pouvoir en faire la publicité dans ses catalogues. Mais dans cette histoire aussi, ce sont des femmes qui dominent des femmes, il n’y a aucun homme. Klaw utilisait les mêmes procédés pour échapper à la censure. D’ailleurs, Irving Klaw s’est retiré du business par pression politique suite à la commission Kefauver, mais il n’a jamais été techniquement condamné.

Guillaume : Et dans Bizarre, il n’y a pas de nudité non plus. Jamais. Et aucune relation sexuelle n’est ni décrite ni illustrée explicitement. Et il épurait le courrier des lecteurs (car, oui, il y avait de vraies lettres, beaucoup en fait à partir du numéro 4) des détails qui pouvaient poser problème.

Charlotte : On pouvait trouver Bizarre chez quelques distributeurs qui le vendaient, très probablement, discrètement sous le comptoir, mais sinon tout était envoyé par courrier. Willie avait d’ailleurs sa technique pour envoyer des courriers sans se faire repérer par les services postaux qui pouvaient ouvrir ce qu'ils voulaient. Il mettait ses photos et ses dessins dans des magazines qu’il roulait très serré. Mais cela n’a pas suffi puisqu’il s’est quand même fait repérer et qu’on lui a « gentiment » demandé d’arrêter son commerce car ses photos, par contre, impliquent souvent de la nudité, au moins partielle. D’ailleurs, à la fin de sa vie, Willie a pris soin de détruire son fichier d’abonnés, afin qu’il ne tombe pas entre les mauvaises mains.



Extrait de Bizarre Magazine © DR

Grande référence pour les adeptes du milieu fétichiste, son influence est omniprésente depuis, des cultures alternatives au mainstream. Pourriez-vous nous en dire davantage ? Et pour vous, quelle influence a-t-il eu sur nos mœurs et sur nos sexualités ?

Guillaume : C’est difficile de dire si John Willie a eu de l’influence sur nos mœurs et nos sexualité. Mis à part pour celles et ceux qui ont découvert son travail évidemment, et si vous demandez à diverses personnes de diverses générations, vous obtiendrez des réponses étonnamment similaires aux nôtres en début d’interview. Willie voulait que les gens se sentent bien avec eux-même et c’est son héritage. Il continue de faire cet effet-là et c’est ce qui est beau et touchant. Mais dire qu’il a eu une influence directe c’est compliqué parce qu’il est très peu connu. Son nom, en fait, est très peu connu. Comme le dit Roberto Baldazzini dans notre film : « il est surtout connu grâce aux gens qui se sont inspirés de lui ». Et c’est très vrai. Esthétiquement, il est partout. Dans la mode, la BD, le cinéma… Parfois de façon inconsciente d’ailleurs. On « copie » peu John Willie. Mais il a établi des codes et l’a fait brillamment. On a souvent fait le test de demander aux gens s’ils connaissaient John Willie. Généralement on nous répond que non. Et puis on montre à ces mêmes personnes des dessins de Gwendoline, certaines couvertures de Bizarre. Et là, on a souvent des « haha, mais oui, j’ai déjà vu ça quelque-part ». Comme vous le dites, son influence est omniprésente. Il est là. Mais on ne le sait pas. C’est beaucoup pour corriger à notre modeste niveau cette injustice qu’on a fait Beyond Bizarre.

Charlotte : Particulièrement avec Bizarre, Willie va donner à toute cette communauté de gens qui étaient considérés par la société comme des pervers, une occasion d’échanger voir de se rencontrer. C’est vraiment pour lui une mission qu’il se donne, très probablement parce que lui-même a pu souffrir de se sentir seul, avant de rencontrer des « semblables ». Aujourd’hui, Internet a remplacé la revue et il est devenu beaucoup plus aisé de se rencontrer, particulièrement avec des réseaux comme FetLife ou les Munchs. Mais je pense que son message est encore bien d’actualité et qu’il le restera toujours. La censure est comme un mouvement perpétuel, elle se calme et puis elle revient, souvent dans des moments de crise et il y aura toujours des gens bien-pensants pour empêcher l’éducation sexuelle et condamner la façon de jouir des autres, à partir du moment où elle est différente de la leur.

Il y a une citation de Willie qui je trouve résume parfaitement cette idée :

As for sex, ignorance is abysmal, because for centuries those who could not satisfy themselves, except by denying pleasure to others, have taught generation after generation that "sex is taboo ». Thou shalt not think about it or discuss it. In fact, it's a dreadful thing, but it's all right as long as you don't enjoy it. If you have any other ideas on the subject, you are apervert. There is a partner to suit everyone somewhere, but the search will be difficult until we can discuss our likes and dislikes, openly, in good taste, without threat from our own brand of standardized Police State.

Comme le dit l’une de nos intervenantes, les adeptes des corsets, des hauts talons et du bondage ne vont pas disparaître de sitôt. Le discours de Willie était déjà très moderne dans les années 50 : il est plus que jamais d’actualité aujourd’hui.



Couverture de Bizarre Magazine © DR



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Titre : CHARLOTTE GRONDIN & GUILLAUME PIN « BEYOND BIZARRE, THE LIFE AND ART OF JOHN WILLIE »
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Copyrights : La Spirale - Un eZine pour les Mutants Digitaux !
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Honorable Anglais destiné à une carrière militaire, né John Alexander Scott Coutts, John Willie (1902-1962) deviendra l’un des chantres de l’esthétique fétichiste et bondage. Styliste, photographe, dessinateur de génie, il reste l’homme des demoiselles attachées et fouettées à moitié nues, au regard désemparé, entre glamour et perversion. La revue Bizarre ou la BD Gwendoline ? C’était lui.

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